Léon Tolstoï – Les joies du mariage

Avant mon mariage je vivais comme vivent tous les jeunes gens de notre milieu. Je suis propriétaire ; j’ai fait mes études universitaires, et j’ai été maréchal de la noblesse. J’ai vécu avant mon mariage comme ils vivent tous, c’est-à-dire dans la débauche, et, vivant de cette façon, j’étais convaincu, comme tous les hommes de notre classe, que ma vie était ce qu’elle devait être. Je pensais de moi que j’étais un homme charmant et tout à fait moral. Je n’étais pas un séducteur, je n’avais pas de goûts contre nature, je ne faisais pas de la débauche le but principal de ma vie, comme plusieurs de mes camarades, mais je m’y adonnais discrètement, modérément, pour la santé. J’évitais ces femmes qui, en me donnant un enfant ou en s’attachant à moi, pouvaient lier mon avenir. D’ailleurs, peut-être y eut-il des enfants ou des attachements, mais je m’arrangeai de façon à ne pas m’en apercevoir. Et cette vie non seulement je la trouvais morale, mais j’en étais fier…

Il s’arrêta, fit entendre le son particulier qu’il émettait toujours évidemment quand une nouvelle pensée lui venait en tête.

– Et voilà la lâcheté principale ! s’écria-t-il. La débauche ne consiste pas seulement en des actes matériels, une turpitude quelconque ne constitue pas encore la débauche, mais la véritable débauche réside dans la méconnaissance des liens moraux que l’on contracte envers une femme avec laquelle on a des relations charnelles. Et moi, je regardais comme un mérite cet affranchissement-là. Je me souviens de m’être tourmenté une fois parce que j’avais oublié de payer une femme qui, probablement, s’était donnée à moi par amour. Je ne me sentis à l’aise qu’après lui avoir envoyé l’argent, lui montrant ainsi que je ne me considérais pas moralement engagé envers elle. Ne hochez donc point la tête comme si vous étiez d’accord avec moi ! me criât-il subitement. Je connais ces façons-là ; nous tous, et vous-même, si vous n’êtes pas une exception rare, nous avons les idées que j’avais alors. D’ailleurs qu’importe ; excusez-moi, continua-t-il, la vérité c’est que c’est effroyable, effroyable.


Nous autres, hommes, nous péchons par ignorance, et parce que nous ne voulons pas apprendre ; quant aux femmes, elles savent très bien, elles, que l’amour le plus noble, le plus poétique, comme nous l’appelons, dépend non pas des qualités morales mais d’une intimité physique, et aussi de la façon de se coiffer les cheveux, de la couleur et de la forme d’une robe. Demandez à n’importe quelle coquette expérimentée, qui s’est donné la tâche de séduire un homme, demandez-lui ce qu’elle préférerait eu présence de celui qu’elle est en train de conquérir : être convaincue de mensonge, de cruauté, même de perversité, ou paraître devant lui vêtue d’une robe mal faite ? Chacune préférera toujours la première alternative. Elle sait parfaitement que nous mentons quand nous parlons de nos sentiments élevés, que nous ne cherchons que la possession de son corps et qu’à cause de cela nous lui pardonnerons toutes ses ignominies, tandis que nous ne lui pardonnerons pas un costume de mauvais ton, sans goût, et mal fait.

Or, ces choses-là, la coquette les connaît par expérience, tandis que la jeune fille innocente ne les connaît que d’instinct, comme les animaux.

C’est pourquoi nous voyons ces abominables jerseys, ces bosses artificielles sur le derrière, ces épaules, ses bras, ces seins presque nus. Les femmes, surtout celles qui ont passé par l’école des hommes, savent parfaitement que les conversations sur des sujets élevés ne sont que des conversations, et que l’homme cherche et veut un corps et tout ce qui orne le corps. Et elles agissent en conséquence. Si l’on rejette l’habitude de cette ignominie qui est devenue pour nous une seconde nature, et si l’on envisage la vie de nos classes supérieures telle quelle est, avec toute son impudeur, ce n’est qu’une vaste maison de tolérance… Ce n’est pas votre avis ? Permettez, je vais vous le prouver, – dit-il, prévenant toute dénégation de ma part. – Vous dites que les femmes de notre société ont un autre intérêt que les femmes des maisons de tolérance, et moi je prétends le contraire et je le prouve. Si des êtres diffèrent entre eux par le but de leur existence, par leur vie passée, cela devra se refléter aussi dans leur extérieur, et leur extérieur sera tout différent. Eh bien ! comparez donc les misérables, les méprisées, avec les femmes de la plus haute société : les mêmes robes, les mêmes façons, les mêmes parfums, les mêmes dénudations des bras, des épaules, de la gorge, la même bosse sur le derrière, la même passion pour les pierreries, pour les objets brillants et très chers, les mêmes amusements, danses, musiques, chants. Les premières attirent par tous les moyens, les secondes aussi. Aucune différence. Logiquement parlant, il faut dire que les prostituées à court terme sont généralement méprisées, et les prostituées à long terme estimées.


Mais il est évident que la faute ne venait pas d’elle. Elle était comme tout le monde, comme la majorité. Elle avait été élevée d’après les principes exigés par la société qui était la nôtre, c’est-à-dire comme sont élevées, sans exception, toutes les jeunes filles de notre classe riche et comme elles le sont nécessairement. On parle de je ne sais quelle nouvelle éducation des femmes. Mais ce ne sont là que de vaines paroles : l’éducation des femmes résulte de la véritable vocation de la femme dans le monde et non de celle qu’on a inventée pour elle. L’éducation de la femme correspondra toujours à la façon dont l’homme envisage la femme. Nous tous savons comment les hommes envisagent les femmes : « Wein, Weib und Gesang » [vin, femmes et chansons], comme disent les poètes en leurs vers. Prenez toute la poésie, la peinture, la sculpture, en commençant par les poèmes d’amour et les Vénus et Phryné nues, vous verrez que la femme n’est qu’un instrument de plaisir. Elle est ainsi à Trouba, à Griatchevka et à un bal de la Cour. Et songez à cette ruse diabolique : le plaisir, eh bien ! c’est le plaisir et l’on sait que la femme est un morceau fin. D’abord ce sont les chevaliers qui assurent qu’ils adorent la femme (ils l’adorent et la regardent tout de même comme un instrument de plaisir) et de nos jours, tous assurent estimer la femme. Les uns lui cèdent leur place, ramassent son mouchoir, les autres lui reconnaissent le droit d’occuper tous les emplois, de participer au gouvernement, etc. Malgré tout cela, le point essentiel demeure le même. Elle est un objet de volupté, son corps est un moyen de jouissance. Et elle le sait. C’est de l’esclavage, parce que l’esclavage n’est rien d’autre que l’utilisation du travail des uns à la jouissance des autres.

Pour que l’esclavage n’existe pas il faut que les uns se refusent à jouir du travail des autres et l’envisagent comme un péché, comme un acte honteux. Actuellement qu’arrive-t-il ? On abolit la forme extérieure de l’esclavage, on supprime les actes de vente des esclaves et on s’imagine, on se persuade, que l’esclavage est aboli. On ne veut pas voir qu’il existe toujours, puisque les gens, comme auparavant, aiment à profiter du labeur des autres et croient cela bon et juste. Dans ces conditions, il se trouvera toujours des êtres plus forts ou plus rusés que les autres pour en profiter. La même chose se passe avec l’émancipation de la femme. Au fond, l’esclavage féminin consiste uniquement en ce que les hommes désirent jouir de la femme comme moyen de plaisir et trouvent cela bien. On émancipe la femme, on lui donne toute espèce de droits égaux à ceux de l’homme, mais on continue à l’envisager comme un objet de volupté ; on l’élève ainsi depuis son enfance, et l’on dirige dans ce sens l’opinion publique. Elle est toujours la serve humiliée et corrompue, et l’homme reste toujours le maître débauché.

On émancipe la femme dans les cours publics, dans les Parlements, mais on l’envisage toujours comme un objet de volupté. Apprenez-lui, comme on le fait chez nous, à se considérer comme telle, et elle restera toujours un être inférieur ; ou, avec l’aide de médecins canailles, elle cherchera à prévenir la conception de l’enfant et sera une vraie prostituée descendue non au degré de la bête mais à l’état d’objet, ou elle sera ce qu’elle est dans la plupart des cas, malade, hystérique, malheureuse, inapte au progrès spirituel.

Les lycées et les cours ne peuvent changer cela. La seule chose qui le pourrait ce serait un changement de l’opinion de l’homme sur la femme et de la femme sur elle-même. Mais cela n’arrivera que quand la femme regardera l’état de virginité comme l’état supérieur au lieu d’y voir, comme maintenant, une honte et un déshonneur. Tant qu’il n’en sera pas ainsi, l’idéal de toute jeune fille, quelle que soit son instruction, sera toujours d’attirer le plus grand nombre possible d’hommes, le plus grand nombre de mâles, afin d’avoir le plus grand choix.

Le fait que l’une connaît plus de mathématiques et que l’autre joue de la harpe ne change rien. La femme est heureuse et atteint tout ce qu’elle peut désirer quand elle séduit un homme. C’est pourquoi le but principal de la femme est de savoir séduire. C’était et sera toujours ainsi. Ce qui était dans sa vie de vierge continuera dans sa vie de femme mariée. Dans sa vie de jeune fille c’était nécessaire pour le choix ; dans sa vie de femme ce sera nécessaire pour dominer le mari. Une seule chose supprime ou interrompt quelque temps ces tendances : les enfants ; et encore quand la femme n’est pas un monstre, c’est-à-dire nourrit elle-même. Ici encore paraît le médecin.


Mais aussitôt elle s’offensa de ce que je ne parlais pas de sa mère, comme si je ne l’avais pas crue. Elle me dit qu’elle voyait bien que je ne l’aimais pas. Je l’accusai de caprice. Soudain tout son visage se changea : la tristesse fit place à l’irritation. Elle me reprocha en termes durs et blessants mon égoïsme et ma cruauté. Je la regardai. Toute sa figure exprimait la froideur absolue, l’animosité, presque la haine pour moi. Je me rappelle l’effroi que j’éprouvai à cette vue. Comment ? Quoi ? pensai-je. L’amour, l’union des âmes, et voilà ce qu’il y a ! Mais c’est impossible, ce n’est plus elle ! Je tâchai de la calmer, mais je me heurtai à un tel mur inébranlable de froide hostilité que, sans avoir le temps de réfléchir, je fus pris d’une vive irritation et nous échangeâmes une foule de propos désagréables. L’impression de cette première brouille fut terrible. J’appelle cela brouille, mais ce n’était pas une brouille ; c’était la découverte soudaine de l’abîme qui, en réalité, existait entre nous. L’amour était épuisé avec la satisfaction de la sensualité, et nous restions en face l’un de l’autre sous notre vrai jour, comme deux égoïstes complètement étrangers qui cherchent à se procurer le plus de plaisir possible l’un par l’autre. Ainsi, ce que j’appelais notre brouille était la mise au jour de notre véritable situation après l’apaisement de la volupté. Je ne me rendis pas compte que cette hostilité froide était notre état normal et je ne comprenais pas que cette première brouille serait bientôt noyée sous un nouveau flot de sensualité.

Je crus que nous nous étions querellés puis réconciliés et que cela ne nous arriverait plus. Mais, en cette même lune de miel arriva bientôt une période de satiété où nous cessâmes d’être nécessaires l’un à l’autre, et une nouvelle brouille éclata. Cette deuxième brouille me frappa encore plus que la première. Alors la première n’était pas un hasard, c’était fatal et cela sera ainsi, pensai-je. Cette seconde querelle me stupéfia d’autant plus qu’elle avait une cause misérable : elle eut pour prétexte une question d’argent ; or, jamais je n’avais marchandé sur ce chapitre ; il m’était surtout impossible de le faire vis-à-vis de ma femme. Je me souviens seulement qu’à une remarque que je lui fis, elle insinua que mon intention était de la dominer au moyen de l’argent et que je basais sur l’argent mon droit sur elle ; enfin quelque chose de tout à fait impossible, de stupide et lâche qui n’était ni dans mon caractère ni dans le sien. J’étais hors de moi. Je l’accusai d’indélicatesse ; elle m’adressa le même reproche. La dispute éclata. Dans ses paroles, dans l’expression de son visage, dans ses yeux, je remarquai de nouveau la haine cruelle et froide qui m’avait tant stupéfié déjà. Il m’est arrivé de me quereller avec mon frère, avec des amis, avec mon père, mais jamais il n’y eut entre nous cette méchanceté farouche que je voyais ici. Après quelque temps, cette haine mutuelle fut encore couverte par un flux de volupté, et je me consolai de nouveau en me disant que ces deux querelles étaient des fautes réparables. Mais à la troisième, à la quatrième, je compris que ce n’était pas un simple hasard, que c’était une fatalité qui devait arriver encore, et j’en étais horrifié. Une autre pensée encore plus terrible me tourmentait : j’étais persuadé que moi seul vivais si mal avec ma femme, que cela n’arrivait pas dans les autres ménages. J’ignorais alors que dans tous les ménages ont lieu les mêmes accrocs, et que tous, comme moi, s’imaginant que c’est un malheur exclusivement réservé à eux seuls, cachent soigneusement ce malheur honteux non pas seulement aux autres mais à eux-mêmes.

Commencé dès les premiers jours, cela se perpétua et augmenta, avec des caractères d’acharnement toujours plus marqués. Au fond de mon âme, dès les premières semaines, je sentis que j’étais perdu, que j’avais ce que je n’attendais pas, et que le mariage non seulement n’est pas le bonheur, mais une épreuve pénible. Cependant, comme tout le monde, je me refusais à l’avouer (je ne l’aurais jamais avoué, n’eût été le dénouement) et je le cachais non seulement aux autres, mais à moi-même. Je m’étonne maintenant de n’avoir pas vu alors ma situation vraie. C’était cependant facile avec ces querelles commencées pour des motifs si futiles qu’on ne pouvait ensuite se les rappeler. La raison ne pouvait trouver de prétextes suffisants pour notre haine tenace l’un envers l’autre. De même n’en trouvait-elle pas pour la réconciliation. Parfois des paroles, des explications, des larmes même, mais parfois… oh ! j’ai honte à me le rappeler maintenant, après des mots injurieux, arrivaient les sourires, les baisers, les enlacements… Abomination ! Comment ne percevais-je pas alors toute cette vilenie…