Les douze travaux d’Ulysse

La mythologie invitait les peuples à suivre un passé mythique et à prendre modèle sur les exploits des dieux et des héros. Mais la figure du héros revêt de nombreuses facettes.

On peut distinguer dans les temps lointains les héros d’une époque mythique, créateurs, qui semblent conserver une réminiscence de l’âge de pierre, puis les héros humains, plus proches de notre monde. Dans les premiers, Héraclès combat avec des massues et des frondes, revêt des peaux de bête, et plusieurs de ses épreuves visent à préparer le terrain pour la fondation de villes. À l’inverse, Ulysse n’est pas un héros fondateur, mais un défenseur des normes culturelles, de mœurs ou d’une civilisation, à l’instar d’Énée avec l’héritage de Troie qu’il conservera.

Comparer Héraclès et Ulysse peut sembler moins pertinent à cause de leur différence d’ascendance : le premier est fils de Zeus et d’Alcmène, tandis que le second est issu de Laërte, roi mortel d’Ithaque, et d’Anticlée. Pourtant, leurs épreuves et leurs accomplissements permettent, à toute part égale, d’évaluer leurs mérites respectifs.

Comme parallèles, Héraclès mit dix ans à accomplir ses douze travaux ; Ulysse erra dix ans sur les mers avant de retrouver Ithaque après la guerre de Troie. Tous deux affrontèrent des créatures similaires : les Lestrygons, peuple de géants anthropophages, ainsi que Scylla, une nymphe métamorphosée en monstre marin. Héraclès est célèbre pour sa force tout en faisant preuve d’intelligence et de ruse comme pour récupérer les pommes d’or en dupant Atlas, tandis qu’Ulysse, « cet homme subtil qui erra si longtemps », l’est pour sa ruse tout en étant le seul à pouvoir tendre son arc lors de la confrontation avec les prétendants de Pénélope.

Mais à travers les récits qui entourent Ulysse, un autre aspect de lui émerge : détestable, fourbe, lâche, surestimé, il est sans doute le héros digne de mépris pour qui observe son histoire – même si l’homme, lui, peut inspirer encore un peu de compassion à travers certains moments touchants. Nous explorerons en détail ses « douze travaux » revisités pour Ulysse afin de mettre en lumière la figure de ce héros, de sa naissance à sa mort.


1. Une naissance hasardeuse

Comme mentionné en préambule, Ulysse est issu de l’union de Laërte, roi d’Ithaque, et d’Anticlée. Cette première paternité lui assure en héritage la royauté de cette petite île ionienne.

Le nom d’Ithaque provient du grec ithýs (« droit, direct, franc »), que l’on retrouve dans ithagenḗs, formé de ithýs (« droit ») et génos (« naissance »), signifiant « légitime » lorsqu’il est question d’enfants. Un nom pour le moins ironique, lorsqu’on considère une autre tradition qui rattache Ulysse non pas à Laërte, mais à Sisyphe. Cette seconde filiation est attestée chez plusieurs auteurs antiques : Sophocle, dans son Ajax, qualifie Ulysse de descendant de « la très inique race des Sisyphides » ; Plutarque rapporte quant à lui qu’Anticlée, violée par Sisyphe, était déjà enceinte lorsqu’elle épousa Laërte :

L’opinion la plus commune est qu’Anticlée, violée par Sisyphe, devint grosse d’Ulysse. Ister d’Alexandrie rapporte dans ses Commentaires qu’Anticlée, après avoir épousé Laërte, fut conduite à Alalcomène, en Béotie, où elle mit au monde Ulysse ; et que dans la suite ce prince, pour conserver le souvenir de la ville où il était né, en donna le nom à celle d’Ithaque.

Plutarque – Questions Grecques, 43

Cette version est également reprise par Hygin et Euripide, qui attribuent la paternité d’Ulysse à Sisyphe plutôt qu’à Laërte :

Lors de son séjour en cet endroit, Sisyphe s’unit à Anticlée fille d’Autolycus, qui fut plus tard donnée en mariage à Laërte ; elle donna naissance à Ulysse (aussi certains auteurs l’appellent-ils « Sisypheius ») ; pour cette raison, Ulysse fut astucieux.

Hygin – Fable, 201

Cette filiation alternative s’explique sans doute par la ressemblance entre les deux hommes : tous deux étaient passés maîtres dans l’art de la ruse et de la tromperie — Sisyphe s’étant joué de Thanatos et Hadès. Aristote parlera bien plus tard dans sa Poétique de Sisyphe comme « [d’]un homme rusé, mais méchant » et Horace de « ce brigand de Sisyphe ».

Le pouvoir temporal avec Laërte, le pouvoir spirituel avec Sisyphe : Ulysse porte déjà en lui un double héritage avec une ascendance difficile à assumer, ce que ses ennemis ne manqueront pas de lui rappeler.

2. Le refus de l’engagement

Peu avant la guerre de Troie, Léda — épouse de Tyndare, roi de Sparte — mit au monde quatre enfants : les jumeaux Castor et Pollux, ainsi que Clytemnestre et Hélène, cette dernière étant considérée comme la plus belle femme du monde.

Lorsqu’Hélène atteignit l’âge de se marier, la multitude de prétendants qui se disputaient sa main menaçait de provoquer un conflit. Ulysse, habile conseiller, suggéra alors à Tyndare de réunir ces prétendants et de leur faire prêter serment : quel que soit l’homme choisi, tous devraient lui porter assistance si son épouse venait à lui être enlevée.

Un conseil avisé mais Ulysse lui-même faisait parti de ces prétendants… Lorsque Pâris, prince troyen, enleva Hélène, le « serment de Tyndare » rappela à tous les rois grecs leur engagement. Tous répondirent à l’appel — sauf Ulysse, qui, bien que suffisamment rusé pour concevoir les clauses du serment, tenta soudainement de s’y soustraire. Apollodore nous rapporte ainsi son stratagème :

Mais Ulysse n’avait aucunement l’intention de participer à la guerre ; il fit mine d’être fou. Palamède, le fils de Nauplios, comprenant qu’il les trompait, décida de le confondre. Alors qu’Ulysse feignait un accès de démence, il le suivit ; puis, brusquement, il arracha des bras de Pénélope son petit enfant Télémaque, et sortit son épée comme s’il voulait le tuer. Craignant pour son fils, Ulysse avoua son jeu, et participa à la guerre.

Apollodore – Épitomé III, 7
Heywood Hardy – Ulysse labourant la plage

Pris à son propre piège, Ulysse fut contraint de rejoindre l’expédition contre Troie. Mais son ressentiment envers Palamède ne s’éteignit pas pour autant : nourrie par l’humiliation, sa rancune décupla sa malice, et il consacra toute son ingéniosité à la perte de celui qui l’avait démasqué.

3. Le sacrifice d’Iphigénie

Mais bien avant d’affronter les Troyens, Ulysse aura une nouvelle occasion d’exercer sa ruse. Pour obtenir des vents favorables permettant le départ de la flotte grecque, Agamemnon accepte de sacrifier sa propre fille, Iphigénie. Mais comment convaincre la jeune fille de se rendre d’elle-même à l’autel du sacrifice ? Qui d’autre qu’Ulysse « aux mille ruses » pour accomplir cette tâche ? Par ses manipulations, il parvient à amadouer Iphigénie et à la conduire à son funeste destin.

Les conseils d’Ulysse continueront de se révéler précieux, souvent au détriment des siens, causant bien plus de victimes grecques que troyennes.

Quand il [Agamemnon] eut convoqué les devins et que Calchas lui eut révélé qu’il ne pouvait se racheter qu’en immolant Iphigénie sa fille, Agamemnon, en entendant cela, commença par refuser. Ulysse, à force de conseils, l’amena alors à la bonne solution : le même Ulysse fut envoyé avec Diomède ramener Iphigénie ; une fois qu’ils furent auprès de sa mère Clytemnestre, il prétendît faussement qu’on lui faisait épouser Achille.

Hygin
Jean-Bernard Restout – Le Sacrifice d’Iphigénie

Lucrèce se souviendra de cet épisode dans son long poème Sur la nature des choses : après avoir célébré Épicure pour avoir délivré l’homme des superstitions religieuses, il illustrera les horreurs que ces croyances peuvent engendrer en évoquant aussi l’exemple du sacrifice d’Iphigénie :

Eh ! qui plus enfanta d’atroces actions,
Plus de hideux forfaits, que les religions?
J’en atteste le sang qui coula dans l’Aulide,
Le sang d’Iphigénie, et Diane homicide ;
La vierge lâchement livrée, et les héros,
La fleur des Achéens, transformés en bourreaux !
Le funèbre bandeau sur ce front pur se noue ;
La laine en bouts égaux se répand sur la joue.
Un père est là, debout, morne devant l’autel ;
Les prêtres, près de lui, cachent le fer mortel ;
La foule pleure, émue à l’aspect du supplice.
La victime a compris l’horrible sacrifice ;
Elle tombe à genoux, sans couleur et sans voix.
Ah ! que lui sert alors d’avoir au roi des rois
La première donne le nom sacré de père?
Palpitante d’horreur on l’arrache de terre,
Et les bras des guerriers l’emportent à l’autel,
Non pour l’accompagner à l’hymen solennel,
Mais pour qu’aux égorgeurs par un père livrée,
Le jour même où l’attend l’union désirée,
Chaste par l’attentat de l’infâme poignard,
Elle assure aux vaisseaux l’heureux vent du départ !
Tant la religion put conseiller de crimes !

Lucrèce – De rerum natura I, 82-101

4. Humilier le bas peuple

Une fois devant les murailles de Troie, Ulysse continue d’exercer son génie et son autorité. Lors d’une assemblée grecque débattant de la suite de la guerre, il châtie violemment Thersite, un soldat du rang qui ose contester la parole des rois, le frappant publiquement de son bâton de commandement pour le réduire au silence.

Ironie du sort : Ulysse n’aurait-il pas mérité lui aussi quelques coups de bâton et la même humiliation publique lorsqu’il simulait la folie pour tenter d’échapper à la guerre ?

5. La ruse du cheval de Troie

Tout le monde connaît la ruse du cheval de Troie et l’associe spontanément à Ulysse, simplement parce qu’elle relève de la tromperie. Mais que disent réellement les textes qui relatent cet épisode ?

En réalité, le véritable concepteur et constructeur du cheval de Troie n’est pas Ulysse, mais un guerrier bien moins célèbre : Épéios (ou Épéius), fils de Panopée.

Dans les Fables d’Hygin, c’est bien lui qui, sous l’inspiration de Minerve, conçoit et bâtit l’imposante structure qui permettra la chute de Troie :

Les Achéens n’ayant pu, dix années durant, s’emparer de Troie, Épéius, conseillé par Minerve, construisit un cheval de bois, d’une taille étonnante, où prirent place Ménélas, Ulysse, Diomède, Thessandre, Sthénélus, Acamas, Thoas, Machaon et Néoptolème.

Hygin, 108

Même Homère, généralement bienveillant à l’égard d’Ulysse, ne lui attribue pas l’invention du stratagème, mais seulement son exploitation :

Maintenant poursuis ton récit et chante-nous l’histoire du cheval de bois que construisit Épéius avec le secours de Minerve, et qu’Ulysse, par ses ruses, conduisit dans la citadelle après avoir rempli les flancs de ce cheval de vaillants combattants qui renversèrent ensuite la ville d’Ilion.

Homère – Iliade, chant VIII

Virgile, quant à lui, relate cet épisode du point de vue d’Énée, témoin de la destruction de Troie. Là encore, le texte ne laisse aucun doute sur l’identité du véritable artisan du cheval :

Dès que le vaisseau royal
eut envoyé un signal lumineux, Sinon, sous la protection
d’iniques décrets divins, ouvre furtivement les verrous de pin
et libère les Danaens enfermés ; le cheval ouvert rend à l’air libre
ces hommes qui sortent, tout joyeux, de leur caverne de bois :
des chefs, Thessandre et Sthénélus, et l’impitoyable Ulysse
glissent le long d’une corde qu’ils ont lancée, ainsi qu’Acamas et Thoas,
et Néoptolème, descendant de Pélée ; en tête il y avait Machaon
et Ménélas et Épéos, celui-là même qui avait fabriqué le piège.

Virgile – Énéide, livre II
Henri-Paul Motte – Le Cheval de Troie

6. La haine : Ulysse et Palamède

La rancœur qu’Ulysse nourrit envers Palamède ne s’éteindra pas devant les murs de Troie, menant à un dénouement tragique.

Ironie amère : Palamède est selon Théophraste l’inventeur mythique de l’écriture et des lettres, mais c’est Ulysse qui se sert de cette découverte à mauvais escient en forgeant contre lui une fausse lettre de trahison.

Hygin résume ainsi les manipulations d’Ulysse :

Ulysse, parce qu’il avait été trompé par Palamède, fils de Nauplius, complotait jour après jour pour l’assassiner. Enfin, ayant formé un plan, il envoya un de ses soldats auprès d’Agamemnon pour lui dire que dans un rêve, il avait été averti que le camp devait être déplacé pour un jour. Agamemnon, croyant que l’avertissement était vrai, donna l’ordre de déplacer le camp pour un jour. Puis, Ulysse cacha secrètement la nuit une grande quantité d’or à l’endroit où se trouvait la tente de Palamède. Il donna également à un captif phrygien une lettre à porter à Priam, et envoya un de ses soldats pour le tuer non loin du camp.

Le lendemain, lorsque l’armée revint au camp, un soldat trouva sur le corps du Phrygien la lettre qu’Ulysse avait écrite, et l’apporta à Agamemnon. Étaient écrites dessus les mots : « Envoyé à Palamède par Priam », et cela lui promettait autant d’or que celui qu’Ulysse avait caché dans la tente s’il trahissait le camp d’Agamemnon conformément à l’accord. Et donc, lorsque Palamède fut amené devant le roi et qu’il nia l’acte, ils allèrent à sa tente et déterrèrent l’or. Agamemnon crut que l’accusation était vraie après avoir vu l’or. De cette manière, Palamède fût trompé par le stratagème d’Ulysse, et bien qu’innocent, il fût condamné à mort par toute l’armée.

Hygin, 105

Injustement accusé, Palamède finira donc lapidé sur ordre des Grecs.

Ovide dénoncera également l’imposture d’Ulysse et soulignera combien cette perfidie affaiblit l’armée grecque :

L’infortuné Palamède aurait mieux aimé avoir été abandonné ainsi ; se souvenant trop bien que Palamède avait eu le malheur de déjouer sa folie simulée, Ulysse l’accusa de trahir la cause des Grecs. Il supposa le crime, et le prouva en montrant à nos yeux l’or que lui-même il avait enfoui dans la tente de ce guerrier. C’est ainsi que, par l’exil, ou par la mort, Ulysse affaiblit notre armée ; c’est ainsi qu’Ulysse combat, et c’est ainsi qu’il se rend redoutable.

Ovide, Les Métamorphoses, livre XIII

La noblesse de Palamède lui vaudra, même après sa mort, la défense de nombreux rhéteurs et philosophes, qui verront en lui une victime de la jalousie et de l’injustice. Platon et Xénophon évoquent à plusieurs reprises son sort, comme ce dernier le souligne dans les Mémorables :

Ou n’as-tu pas entendu parler des « malheurs de Palamède », ce thème de chanson si commun, comment Ulysse, par jalousie de sa sagesse, l’envia et le tua ?

Xénophon, Memorabilia, 4.2.33

Puisse le souvenir du noble Palamède survivre dans les cœurs et les écrits ! Et que la figure d’Ulysse soit démystifiée et ramenée à sa véritable nature !

7. La guerre d’Ulysse

En évoquant les exploits et les victimes d’Ulysse, il reste encore un peu de temps avant son long retour vers Ithaque. Ce n’est qu’une fois les portes de Troie ouvertes qu’il pourra faire preuve de courage viril et prodiguer de bon conseils.

Mort d’Astyanax

Après la chute de Troie, les vainqueurs se partagent les captives. Hécube, reine déchue et épouse de Priam, est livrée à Ulysse — et sa réputation le précède :

Ô désespoir ! Meurtris ma tête rasée, de tes ongles déchire tes joues ! C’en est trop ! Cet impur, ce perfide, mon maître ? Ennemi du vrai, vipère sans loi, il court d’un camp à l’autre et partout calomnie et partout met la brouille. Pleurez sur moi, Troyennes. Ce dernier coup m’achève.

Euripide – Les Troyennes

Mais son petit-fils, Astyanax, le jeune fils d’Hector et d’Andromaque, vit encore ; bientôt les Grecs réclament son corps, et exigent, pour satisfaire leur vengeance, qu’il soit précipité du haut des murs de Troie. Agamemnon hésite, refusant d’ordonner un tel crime. C’est alors qu’Ulysse intervient auprès d’Andromaque, précisant hypocritement que ce n’est pas lui, mais Calchas, le devin, qui a exigé la mort du jeune prince — quelle consolation ! Selon lui, il s’agit d’un acte de vengeance : Pâris, frère de Polyxène, avait tué Achille, et il fallait un sacrifice en retour.

L’éloquence d’Ulysse lui servira d’autant plus quand il faudra plaider devant l’assemblée grecque en faveur du meurtre d’un enfant innocent. :

Ulysse à l’assemblée l’emporta en disant qu’il ne fallait pas laisser vivre le fils d’un tel héros.

Euripide – Les Troyennes

Quand à celui qui lança du haut des murs de Troie le corps de l’enfant pour lui briser la nuque, les sources divergent avec soit Néoptolème, le fils d’Achille, soit Ulysse lui-même.

Astianax, jeté du haut d’une tour de Troie

Mort de Polyxène

Les morts continuent de haïr les vivants : après Iphigénie, c’est Polyxène, fille infortunée d’Hécube, qui doit être sacrifiée sur le tombeau d’Achille afin que son esprit accorde aux Grecs « d’accomplir tout heureusement le voyage d’Ilion vers notre patrie. » Vain sacrifice après tant de barbarie et d’impiété !

Hécube, accablée par la perte de ses enfants, reçoit l’annonce de la bouche même d’Ulysse :

Femme, tu sais déjà, je pense, ce que l’armée a résolu. L’arrêt qu’elle a porté, je vais cependant te le dire. Les Grecs ont décidé que ta fille Polyxène serait égorgée au sommet de la tombe d’Achille. C’est moi qu’il ont chargé de venir l’emmener d’ici et de la conduire.

Euripide – Hécube

Les Grecs n’auraient pu trouver de meilleur héros pour cette tâche : le divin Ulysse commence à avoir de l’expérience quand il s’agit d’aller prendre des jeunes femmes pour qu’elles soient égorgées. Ulysse, l’homme de main des basses besognes, voilà l’épithète homérien qui lui manquait.

Polyxène, dans les camp des Achéens vaincus, montrera plus de grandeur et de noblesse que celui des Grecs victorieux. On imagine Ulysse, toute honte bue, détournant les yeux devant la frêle Polyxène qui accepte son infortune avec noblesse, la tête haute :

Ulysse, je te vois qui caches sous ton manteau ta main droite et qui détournes ton visage pour m’empêcher de toucher ton menton. Rassure-toi. Tu n’as pas à craindre que je te contraigne en invoquant le Zeus des suppliants. Je vais te suivre, et parce qu’il le faut, et parce je désire la mort. Si je m’y refuse, je me révèle une femme lâche, trop attachée à la vie.

Conduis-moi donc, Ulysse, ou tu dois m’achever car je ne vois autour de moi aucun indice qui m’encourage à espérer quelque bonheur pour l’avenir.

Euripide – Hécube

Qui n’a pas appris le goût du malheur porte le joug, sans doute, mais s’y meurtrit la nuque, et la mort lui parait préférable. Qu’est-ce qu’une vie avilie ? Une longue misère.

Euripide – Hécube
Paul-François Quinsac – La mort de Polyxène

La plupart des dramaturges et des poètes, à la suite d’Euripide, donneront à la fille de Priam cette même attitude stoïque et digne d’une princesse troyenne :

Ayant entendu la parole du maître, elle déchira sa robe de l’épaule au nombril, révélant ses seins et poitrine de statue, parfaitement belle ; puis, se mettant à genoux, elle dit, avec une fermeté inouïe : « Voici ma poitrine, jeune roi. Si tu dois la frapper, frappe. Si c’est au cou, voici ma gorge prête. » Lui hésitait, tant il avait regret pour cet enfant, puis il trancha de son couteau le passage du souffle et une source en jaillit. Jusqu’en mourant, elle eut souci de ne tomber qu’avec décence, cachant ce qui est interdit aux yeux des mâles.

Euripide – Hécube

8. Le fuyard

Lors de la dispute pour l’héritage des armes d’Achille, Ajax ne se prive pas de rappeler qu’Ulysse est non seulement celui qui conseille des forfaits, mais aussi que la réalité du combat semble bien trop le secouer. Son discours, empreint d’ironie, ne cesse d’accabler le roi d’Ithaque — retour au réel :

Fût-il plus éloquent que Nestor, il n’effacerait point à mes yeux la honte d’avoir abandonné ce vieillard dans le combat. Prêt à succomber, son coursier blessé, et le poids des ans trompant son courage, Nestor appelait Ulysse à son secours. Nestor fut trahi par son compagnon ; et ce n’est point ici un crime supposé; le fils de Tydée sait si j’en impose; plusieurs fois lui-même il appela Ulysse par son nom, et reprocha vainement à cet ami pusillanime sa fuite et son abandon.

Mais les dieux tiennent toujours ouvert l’œil de leur justice sur les actions des mortels. Bientôt Ulysse eut besoin pour lui-même du secours qu’il avait refusé à Nestor. Il méritait d’être abandonné; il avait donné l’exemple et fait la loi. Il appelle ses compagnons, j’accours : je le vois pâle et tremblant devant la mort présente à ses regards. J’oppose aux ennemis mon vaste bouclier, il couvre son corps renversé sur l’arène, et je sauve un lâche, action sans gloire pour Ajax.

Lorsque je l’eus délivré, trop blessé pour combattre et pour se soutenir, il sut trouver des forces pour la fuite, et aucune blessure ne retarda ses pieds légers.

Ovide – Les Métamorphoses – XIII

Apres Ulysse aux mille tours, nous voici avec Ulysse aux pieds légers, prompt à la fuite et dont toutes les prouesses ont été accomplis dans l’ombre, sans jamais affronter l’ennemi en plein jour :

Que le roi d’Ithaque oppose à mes exploits l’assassinat de Rhésus et la mort du lâche Dolon et le Palladium enlevé avec le prêtre Hélénus : il n’a rien entrepris au grand jour ; il doit tout à la nuit, et n’a rien fait sans le secours de Diomède. Si vous accordez les armes d’Achille pour prix de ces travaux obscurs, partagez-les du moins, et que Diomède ait la meilleure part. Mais pourquoi les donner à Ulysse, qui agit sans combat, dans les ténèbres, et ne sait que tromper par ses artifices un ennemi peu prévoyant ! L’or dont ce casque étincelle trahirait sa marche et ses stratagèmes au milieu des ombres de la nuit. Sa tête fléchirait d’ailleurs sous ce casque pesant. Son bras débile ne pourrait soutenir cette forte lance ; et ce bouclier, où Vulcain grava l’image entière du monde, ne convient point à une main timide qui ne semble faite que pour le larcin.

Insensé, pourquoi demandes-tu des armes qui doivent t’accabler ? Si les Grecs trompés te les accordent, elles ne te rendront pas plus redoutable l’ennemi, mais elles offriront l’enlèvement facile d’un riche butin. Le poids de ces armes ralentira ta fuite (car c’est à fuir que tu excelles, ô le plus lâche des mortels !). Ajoute que ton bouclier, qui a vu si peu de combats, est encore entier, tandis que le mien, ouvert par mille traits, demande un successeur.

Ovide – Les Métamorphoses – XIII, 98-119

Plus fourbe que héros, cette attitude n’a pas échappé a Dante, pour qui Ulysse se consume avec Diomède au huitième cercle de l’Enfer, puni pour ses ruses et sa perfidie :

Il me répondit : « Là-dedans sont châtiés
Ulysse et Diomède, et sont ensemble
à la vengeance comme ils allaient à la colère.
Dans leur flamme est expiée
la ruse du cheval qui fit la porte
d’où sortit des Romains la noble race ;
on pleure là-dedans la feinte par laquelle, morte,
Déidamie se plaint encore d’Achille,
et du Palladium on y porte la peine. »

Dante – La Divine Comédie – Enfer, chant XXVI

9. L’hybris et le châtiment

Ulysse, après avoir trompé le cyclope Polyphème, fils de Poséidon et d’une nymphe, s’en tire à bon compte. Malgré l’affront direct fait au dieu des mers, il échappe à la mort et poursuit son voyage, bien que poursuivi par la colère de Poséidon.

En revanche, dans une situation similaire, Ajax le Petit, fils d’Oïlée, ne bénéficiera pas du même traitement. Lors de la prise de Troie, Ajax le Petit commet un sacrilège majeur en faisant violence à Cassandre dans le temple même d’Athéna. Cet acte impie scelle son sort : lors de son retour en Grèce, une terrible tempête envoyée par la déesse s’abat sur sa flotte et détruit ses navires. Miraculeusement, Poséidon lui accorde un sursis, lui permettant de trouver refuge sur un rocher au milieu des flots, seul survivant du désastre.

Mais l’orgueil d’Ajax le pousse à maudire les dieux depuis son promontoire. C’est alors que Poséidon, irrité par son impiété, frappe le rocher de son trident, le fendant en deux. Une gigantesque vague engloutit Ajax, scellant son destin.

Déplorable Éros, les Démentes t’ont pris et tu as sucé leur lait ; c’est toi qui as perdu la forteresse d’Ilion, qui as perdu le grand Thésée, fils d’Égée, et c’est ton fol orgueil qui a perdu le valeureux Ajax, fils d’Oïlée.

Théognis

L’ironie du sort veut que Poséidon se montre bien plus clément envers Ulysse, alors que ce dernier n’a pas hésité à défier et mutiler son propre fils, Polyphème. L’un sera englouti par les flots, l’autre poursuivi mais épargné, jusqu’à retrouver son royaume.

Arnold Böcklin – Ulysse et Polyphème

10. Sauvé par Leucothée, Circée, Nausicaa, Athéna, Calypso

Même Ulysse, qui est un marin intrépide, ne cessera de souffrir en mer, où il est sans cesse trahi par les éléments. Après avoir échappé aux Lestrygons, géants anthropophages qui détruisent une grande partie de sa flotte, Ulysse et ses compagnons atteignent l’île de Circé. La magicienne tombera amoureuse d’Ulysse et lui fournira des informations précieuses pour la suite de son périple.

Ulysse échouera ensuite sur l’île de Calypso où la nymphe le sauve de la noyade et le soigne. Elle le retient sept ans sur son île, lui proposant même l’immortalité s’il accepte de rester avec elle, avant de l’aider à construire un radeau pour repartir vers Ithaque.

Pris dans une nouvelle tempête déclenchée par Poséidon, Ulysse refait naufrage. La nymphe Leucothée, autrefois humaine, vient à son secours en lui donnant un voile magique qui le protège des flots. Grâce à ce nouveau miracle féminin, Ulysse réussit à atteindre Schérie, le pays des Phéaciens.

Calypso sauvant Ulysse du naufrage
Leucothée sauvant Ulysse du naufrage

Prochain chant de l’Odyssée, prochain naufrage du fameux marin : Ulysse échoue plus qu’il ne triomphe, échoue plus qu’il ne navigue. Il n’aura donc finalement pas navigué tant que ça, toujours aidé par des femmes qui devront subvenir à tous ses besoins. C’est au tour de la princesse Nausicaa, fille du roi Alcinoos, de le découvrir échoué sur la plage alors qu’elle fait la lessive avec ses servantes.

Louis Gauffier – Ulysse et Nausicaa

Avec l’aide d’Athéna, qui embellit son apparence, Ulysse est accueilli avec tous les honneurs chez les Phéaciens. Ces derniers, touchés par son sort, lui offrent enfin un navire pour rentrer à Ithaque ; Athéna prendra le relais dans la suite de l’Odyssée pour qu’Ulysse atteigne enfin son but.

Héraclès, en comparaison, gardera plus de dignité dans ses épreuves. Chargé au départ d’accomplir dix travaux par Eurysthée, il fut forcé d’en réaliser deux supplémentaires car :

  • Tuer l’Hydre de Lerne ne compta pas, son neveu Iolas l’ayant aidé.
  • Nettoyer les écuries d’Augias fut aussi invalidé, soit parce qu’Héraclès fut payé pour son travail, soit parce qu’il fit appel aux rivières pour accomplir la tâche.

Pas de lamentations ni de ruse pour Héraclès : il se remet à l’ouvrage. Il récupère lui-même les pommes d’or du jardin des Hespérides, défendu par Ladon, le serpent aux cent têtes, et ramène Cerbère des Enfers — nul besoin des faveurs de jeunes nymphes pour expier ses fautes et accomplir son destin.

11. L’impiété: Ulysse et les bœufs du Soleil

Lors de sa descente aux Enfers, Ulysse consulte le devin Tirésias, qui lui révèle son avenir marqué par les épreuves et lui donne un avertissement crucial : ne pas toucher aux troupeaux du dieu Hélios sur son île.

Noble Ulysse, tu désires retourner heureusement dans ta patrie ; mais un immortel te rendra ce voyage difficile, et je ne pense pas que tu puisses jamais échapper au redoutable Neptune. Le dieu des flots, furieux de ce que tu as privé de la vue son fils chéri, est irrité contre toi. Pourtant tu arriveras dans Ithaque, après avoir souffert bien des maux, si tu peux réprimer tes désirs et ceux de tes compagnons, lorsque, échappé aux fureurs de la mer et dirigeant ton beau navire vers l’île de Trinacrie, tu trouveras les bœufs et les brebis de l’astre du jour, du Soleil qui voit et connaît toutes choses.

Si personne d’entre vous ne touche à ces troupeaux, vous reviendrez tous dans votre patrie et vous reverrez l’île d’Ithaque ; mais, si vous portez sur ces animaux une main sacrilège, je te prédis la perte de ton navire et la mort de tous tes guerriers. Si tu te sauves, ce ne sera que fort tard et après avoir perdu tes fidèles compagnons. Tu arriveras dans ta patrie sur un navire étranger, et là tu seras encore menacé par de nouveaux malheurs ; car tu trouveras des hommes orgueilleux qui consumeront tes richesses, et qui, désirant s’unir à ta chaste épouse, lui offriront les présents des fiançailles ; mais toi, tu puniras leur insolence.

Homère – Odyssée, livre XI
Les compagnons d’Ulysse et les bœufs du Soleil

Les interdits divins étaient clairs mais à quoi serviront la ruse et l’intelligence d’Ulysse pour s’assurer que son équipage ne les transgressent pas ? Sa ruse lui a pourtant bien servi pour entendre la mélodie enchanteresse des sirènes tout en empêchant son équipage d’en faire autant en bouchant leurs oreilles avec de la cire.

Quand il s’agit de profiter seul, il sait trouver des solutions. Pour que son équipage en profite, c’est là la limite de son intelligence : ces derniers, affamés après un mois sans nourriture sur l’île et ne pouvant repartir à cause de la tempête, massacrent les bœufs et festoient.

Hélios exige réparation, et Zeus, en châtiment, anéantit le navire d’Ulysse d’un coup de foudre. Tous ses compagnons périssent, et Ulysse, seul survivant, est jeté à la dérive sur un morceau d’épave.

Draper Herbert James – Ulysse et les Sirènes

12. La mort méconnue d’Ulysse

L’Odyssée s’achève sur le massacre des prétendants à Ithaque et les retrouvailles d’Ulysse avec son père, Laërte. Mais Homère ne raconte pas la fin de son héros. Une autre oeuvre du cycle troyen, la Télégonie, suit chronologiquement l’Odyssée et raconte la mort d’Ulysse.

Selon Apollodore, Ulysse trouve la mort de manière tragique, tué par son propre fils, Télégonos, né de son union avec Circé. Ne connaissant pas son père, Télégonos se rend à Ithaque, mais son arrivée tourne au drame :

Télégonos, ayant appris de Circé qu’il était le fils d’Ulysse, s’embarqua à la recherche de son père. Arrivé à Ithaque, il pilla le bétail d’Ulysse ; celui-ci intervint pour défendre son troupeau, et Télégonos le blessa de la lance qu’il tenait à la main, dont la pointe se terminait par un piquant de raie. Ulysse mourut. Quand il eut reconnu son père, après l’avoir longtemps pleuré, Télégonos transporta son corps auprès de Circé ; il y mena aussi Pénélope qu’il épousa. Circé les envoya tous deux dans l’Île des Bienheureux.

Apollodore – Épitomé VII, 36-37

Le dernier combat d’Ulysse n’aura donc pas lieu contre un ennemi redoutable, ni même dans un ultime exploit héroïque, mais contre son propre fils, dans une querelle pour du bétail. Ironique destin pour celui qui survécut à Troie, aux monstres et aux dieux.

Le récit ne s’arrête pas là. Après la mort d’Ulysse, Télégonos emmène la dépouille d’Ulysse auprès de Circé, et épouse Pénélope, la veuve de son père. Union étrange et presque absurde, où la femme d’Ulysse devient celle de son propre fils, brisant l’image idéale du couple, symbole de la fidélité et du retour à l’ordre.


En conclusion de ces douze moments marquants, et pour revenir aux héros de l’âge mythique avec Héraclès : ses épreuves découlent de son ascendance divine, un destin auquel il ne peut échapper. Héra, jalouse d’avoir été trompée par Zeus, tente d’abord de le tuer enfant, puis l’accable d’une folie meurtrière qui le pousse à assassiner sa femme, Mégara, et leurs fils. Ses travaux, bien qu’imposés, servent d’expiation pour une faute qui n’était ni prévisible ni voulue.

Ulysse, en revanche, comme nous l’avons observé à travers ses propres « douze travaux », subit la colère des dieux non par fatalité, mais en raison de son propre comportement, dont il est pleinement conscient.

  • Son impiété envers Poséidon n’est pas un malheur injuste frappant un innocent ; elle est le fruit de son arrogance.
  • Sa ruse, poussée jusqu’à la malice, finit par se retourner contre lui à plusieurs reprises.
  • Son réputation de marin et de guerrier, loin d’être héroïque, revêt une dimension tragi-comique lorsque l’on relit attentivement les récits où il apparaît.
  • Sa haine contre Palamède, motivée par la rancune et l’orgueil, le rend méprisable et indigne de confiance.

    Mais qui donc a bénéficié de l’éloquence du roi d’Ithaque, sinon lui-même ?

    • A-t-il sauvé ses compagnons à Troie ? Nous avons vu que non.
    • A-t-il sauvé son équipage sur le chemin du retour ? Encore moins.
    • Quels grands héros troyens ont péri sous son glaive ou son arc ? Iphigénie, immolée avant même le départ ? Astyanax, l’enfant jeté du haut des remparts ? Polyxène, la fille d’Hécube, égorgée sur le tombeau d’Achille ?

    Et pourtant, avec quelle arrogance méprise-t-il Thersite et son origine, quand lui-même, selon certaines traditions, serait issu du viol d’Anticlée par Sisyphe ?

    Finalement, peut-être seul Dante a su placer Ulysse à sa juste place : dans le Malebolge, huitième cercle des Enfers, enfermé dans le fossé des fourbes conseillers, encerclé de murailles et d’escarpements rocheux pour l’éternité.

    En reprenant les races d’hommes décrites par Hésiode, Héraclès aurait le mérite d’être « de la race de héros, plus justes et meilleurs, qui sont nommés Demi-Dieux sur toute la terre par la génération présente » tandis qu’Ulysse serait bien mieux dans l’Âge de fer où « les hommes ne cesseront d’être accablés de travaux et de misères pendant le jour, ni d’être corrompus pendant la nuit, et les Dieux leur prodigueront les amères inquiétudes. »

    Un monde où l’intelligence ne rime plus avec grandeur, mais avec duplicité. Un monde où Ulysse excelle, mais où il ne brille pas.