Voulez-vous un homme sain, bien équilibré, avec un comportement solide et stable ? Répandez sur lui les ténèbres, l’oisiveté et la lourdeur d’esprit. Nous devons nous abêtir pour nous assagir, et nous aveugler pour nous guider.
On dit que l’avantage d’avoir peu de désirs et d’être peu sensible aux douleurs et aux maux provoque justement l’inconvénient de nous rendre aussi moins sensibles et moins attirés par la jouissance des biens et des plaisirs. Cela est vrai, mais la misère de notre condition fait que nous avons moins de choses dont jouir qu’à fuir, et que nous sommes moins sujets à l’extrême volupté qu’à une petite douleur.
Les hommes sont moins sensibles au plaisir qu’à la douleur.
Tite-Live
Nous ne ressentons pas la bonne santé comme nous ressentons la moindre maladie.
Une simple égratignure nous tourmente,
Alors que la santé ne nous est guère sensible.
Je me réjouis de ne souffrir ni de la poitrine ni du pied,
Mais je n’ai pas le sentiment d’être bien portant.
La Boétie
Ce que nous appelons « bien-être » n’est que l’absence du « mal-être ». Voilà pourquoi l’école philosophique qui a le plus vanté la volupté, ne l’a cependant définie que comme l’absence de souffrance. Ne pas avoir de mal, c’est le plus grand bien que l’homme puisse espérer, comme disait Ennius. « C’est trop de bonheur que de n’avoir point de malheur. »
Car cette excitation, cette démangeaison que l’on éprouve dans certains plaisirs, et qui semble nous emporter au-delà de la simple bonne santé et de l’absence de douleur, cette volupté active, changeante et je ne sais trop comment dire, cuisante et mordante, ne vise en fait qu’à un seul but : éviter la douleur. L’ardeur qui nous porte vers les femmes ne fait que chercher à chasser la souffrance que nous cause le désir ardent et furieux, ne demande qu’à l’assouvir et le mettre au repos, à dissiper cette fièvre. Et de même pour les autres désirs. Je dis donc que si la simplicité nous achemine vers l’absence de mal, elle nous achemine en fait vers un état très heureux pour notre condition. Il ne faut donc pas l’imaginer obtuse au point de n’avoir aucun goût.
Crantor avait bien raison de combattre l’insensibilité au mal prônée par Épicure, si elle se faisait telle que la venue du mal et sa naissance même en soient absentes. Je ne suis pas pour cette absence totale de douleur, qui n’est ni possible ni souhaitable. Je suis content de ne pas être malade ; mais si je le suis, je veux savoir que je le suis, et si on me cautérise ou incise, je veux le sentir. Car en fait, si on déracinait la connaissance que nous avons du mal, on extirperait en même temps celle de la volupté, et au bout du compte, on anéantirait ce qui fait l’homme.
Cette insensibilité à la douleur se paie cher : l’abrutissement de l’esprit et l’engourdissement du corps.
Cicéron
Le mal a sa place chez l’homme ; il ne doit pas toujours fuir la douleur, ni toujours suivre la volupté.
Quand la science elle-même ne parvient pas à nous donner la force de résister à nos maux, elle nous rejette dans les bras de l’ignorance, et c’est tout à l’honneur de cette dernière. Contrainte d’en arriver à cet arrangement, la science nous lâche la bride, et nous permet de nous réfugier dans le giron de l’ignorance, de nous mettre ainsi à l’abri des coups du sort. En effet, que veut-elle dire d’autre, quand elle nous dit de ne plus penser aux maux qui nous étreignent, mais aux voluptés disparues, de nous servir du souvenir des biens passés pour nous consoler des maux présents, et d’appeler à notre secours un plaisir évanoui, pour l’opposer à ce qui nous tracasse?
« Pour soulager les chagrins, Épicure propose de nous détourner des pensées désagréables pour évoquer des plaisirs ». Si la force lui manque, la connaissance s’efforce d’utiliser la ruse ; si la vigueur du corps et des bras lui font défaut, elle esquisse alors un pas de côté, tout en souplesse… Peut-on demander en effet, non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme de bon sens, de se contenter du souvenir d’un vin grec quand il ressent les brûlures d’une forte fièvre? N’est-ce pas le payer en fausse monnaie? Et aggraver son état ?
C’est redoubler sa peine que rappeler de bons souvenirs.
Réminiscence de Dante
Voici un autre conseil du même ordre, et c’est la philosophie qui le fournit : ne garder en mémoire que le bonheur passé, et oublier tous les ennuis que nous avons dû supporter. Comme s’il était en notre pouvoir d’oublier ceci ou cela ! Voilà donc encore un médiocre conseil.
Qu’il est doux le souvenir des bonheurs enfuis.
Cicéron
Comment donc la philosophie, qui devrait me fournir des armes pour combattre l’infortune, me donner le courage de fouler aux pieds toutes les adversités humaines, en arrive-t-elle à cette faiblesse qui consiste à me faire courir en zigzag comme un lapin, avec des détours craintifs et ridicules ? La mémoire nous représente, non pas ce que nous voudrions, mais ce qui lui plaît. Il n’est même rien qui grave aussi vivement quelque chose dans notre souvenir que le désir de l’oublier : c’est une bonne méthode, pour garder quelque chose à l’esprit et l’y graver, que lui demander de le faire disparaître.
Ce qui suit est faux : « Il nous est possible d’enterrer nos malheurs dans un oubli perpétuel, et de nous souvenir avec plaisir de nos agréables moments. » Mais ceci est vrai : « Je me souviens même de ce que je ne voudrais pas ; je ne peux oublier ce que je voudrais. »
Et de qui est cette réflexion ? De celui « qui seul a osé se proclamer sage » .
Lui dont le génie domina le genre humain,
Éclipsant tout, comme le soleil éteint,
À son lever, toutes les étoiles.
Lucrèce
Vider et nettoyer la mémoire, n’est-ce pas la voie qui mène à l’ignorance?
L’ignorance est un faible remède pour nos maux.
Sénèque
Source : Montaigne - Essais, livre II, chapitre XII, 163-168