Mort de Marcus Junius Brutus

Il était déjà nuit, lorsque Brutus, après avoir traversé une rivière dont les bords étaient escarpés et couverts d’arbres, s’éloigna du champ de bataille, et que, s’arrêtant dans un endroit creux, il s’assit sur un grand rocher, avec le petit nombre d’officiers et d’amis qui l’accompagnaient. Là, élevant d’abord ses regards vers le ciel, qui était semé d’étoiles, il prononça deux vers grecs, dont Volumnius rapporte celui-ci : « Punis, ô Jupiter, l’auteur de tant de maux ! »

Il dit avoir oublié l’autre. Il nomma ensuite tous ceux de ses amis qui avaient péri sous ses yeux, et soupira surtout au souvenir de Flavius et de Labéon : celui-ci était son lieutenant, et l’autre le chef des ouvriers. Dans ce moment quelqu’un de sa suite, se sentant pressé par la soif, et voyant aussi Brutus très altéré, prit un casque, et courut à la rivière pour y puiser de l’eau. Pendant qu’il y allait, on entendit du bruit à l’autre bord, et Volumnius, suivi de Dardanus, l’écuyer de Brutus, s’avança pour voir ce que c’était. Ils revinrent bientôt, et demandèrent de l’eau : « Elle est toute bue, répondit Brutus à Volumnius avec un sourire plein de douceur; mais on va vous en apporter d’autre. » Il renvoya à la rivière celui qui avait été déjà en chercher, et qui manqua d’être pris; il fut blessé, et ne se sauva qu’avec peine. Brutus conjecturant qu’il devait avoir perdu peu de monde à cette bataille, Statilius s’offrit, pour l’en assurer, de passer au travers des ennemis, afin d’aller voir ce qui se passait dans son camp (car c’était le seul moyen de s’en éclaircir), en convenant avec Brutus que s’il y trouvait les choses en bon état, il élèverait une torche allumée, et reviendrait aussitôt le rejoindre. Statilius parvint jusqu’au camp, et éleva le signal convenu : mais après un long intervalle Brutus ne le voyant pas revenir : « Si Statilius, dit-il, était en vie, il serait déjà de retour. » En effet, comme il retournait vers Brutus, il tomba entre les mains des ennemis, qui le massacrèrent.

La nuit était fort avancée, lorsque Brutus se penchant, assis comme il était, vers Clitus, un de ses domestiques, lui dit quelques mots à l’oreille. Clitus ne lui répondit rien, mais ses yeux se remplirent de larmes. Alors Brutus tirant à part Dardanus, son écuyer, lui parla tout bas. Il s’adressa enfin à Volumnius, et, lui parlant grec, il lui rappela les études et les exercices qu’ils avaient faits ensemble, et le pria de l’aider à tenir son épée et à s’en percer le sein. Volumnius s’y refusa, ainsi que ses autres amis; et l’un d’eux ayant dit qu’il ne fallait pas rester là plus longtemps, mais s’éloigner par la fuite : « Sans doute il faut fuir, répondit Brutus en se levant, et se servir pour cela non de ses pieds, mais de ses mains. » En même temps il leur serre à tous la main l’un après l’autre, et leur dit, avec un air de gaieté : « Je vois avec la satisfaction la plus vive que je n’ai été abandonné par aucun de mes amis; et ce n’est que par rapport à ma patrie que je me plains de la fortune. Je me crois bien plus heureux que les vainqueurs, non seulement pour le passé, mais pour le présent ; car je laisse une réputation de vertu que ni leurs armes, ni leurs richesses, ne pourront jamais leur acquérir, ni leur faire transmettre à leurs descendants : on dira toujours d’eux, qu’injustes et méchants, ils ont vaincu des hommes justes et bons, pour usurper un empire auquel ils n’avaient aucun droit. » Il finit par les conjurer de pourvoir à leur sûreté, et se retira à quelque distance avec deux ou trois d’entre eux, du nombre desquels était Straton, qui, en lui donnant des leçons d’éloquence, s’était particulièrement lié avec lui; il le fit mettre près de lui, et appuyant à deux mains la garde de son épée contre terre, il se jeta sur la pointe, et se donna la mort. Quelques auteurs disent qu’il ne tint pas lui-même l’épée ; mais que Straton, cédant à ses vives instances, la lui tendit en détournant les yeux, et que Brutus, se précipitant avec roideur sur la pointe, se perça d’outre en outre, et expira sur l’heure.

Source : Plutarque - La vie des hommes illustres, Vie de Brutus