Fleurs, Oiseaux, Vent, Lune
Le style Rinpa, dont les origines remontent à Kyōto au XVIIe siècle, se base sur la tradition des images du Japon ancien, c’est-à-dire la peinture faisant appel à des thèmes japonais par opposition à l’art chinois. De nouveaux thèmes basés sur des éléments religieux, des contes japonais ou encore la célébration de la beauté de la nature, furent repris pour capturer avec élégance ces récits par de nombreux artistes tels que Hon’ami Kōetsu, Ogata Kōrin, Sakai Hōitsu ou encore Suzuki Kiitsu.
La peinture et la poésie japonaise expriment ces changements de la nature, reflétant aussi le mouvement des affaires humaines que ces représentants du style Rinpa sauront intégrer dans leur œuvres.
L’expression japonaise «kachōfūgetsu» symbolise cette approche en exprimant l’appréciation de la beauté de la nature. Cette expression est composée de manière littérale de quatre caractères pour représenter quatre symboles de la nature :
Fleurs | Oiseaux | Vent | Lune |
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花 | 鳥 | 風 | 月 |
ka | chō | fū | getsu |
La beauté du «kachōfūgetsu» se retrouve dans la peinture de ces artistes de la fin de la période Edo avec plusieurs traits caractéristiques :
- L’observation et le niveau de détails pour représenter les animaux de manière quasi-naturaliste.
- Le sens du placement et de la composition, travaillant avec les vides, le placement de chaque élément, les effets de symétrie, de répétition ou les lignes- le tout peint le plus souvent sur des paravents, des éventails ou des rouleaux de papier.
- Une continuation de la peinture inspirée de la poésie japonaise : nombre de ces artistes avaient une grande culture poétique et mêlaient calligraphie, poésie et peinture au sein de leurs cercles.
- L’ajout d’éléments tels que la sensation du vent ou la lumière de la lune dans des compositions reprenant plantes, fleurs, oiseaux et insectes, pour faire ressentir le changement des saisons ou du temps.
- Une continuation dans les générations portées par les principales références du style Rinpa – parfois avec des maîtres, élèves et cercles d’artistes qui permettent la diffusion des techniques et des idées, parfois avec des sauts générationnels qui sont comblés par l’étude des précédents maîtres.
Le style Rinpa sera initié par quelques figures telles que Tawaraya Sōtatsu ou Hon’ami Kōetsu avant de s’affirmer pleinement durant l’ère Edo. Cette recherche du Beau produira des chefs-d’œuvre qui transmettent encore aujourd’hui le caractère évanescent d’un paysage et le changement des saisons mais avec une portée personnelle : de même que la nature change constamment sous l’effet du temps, de même les sentiments humains évoluent.
Hon’ami Kōetsu (本阿弥 光悦)
Principalement connu pour ses calligraphies, Hon’ami Kōetsu (1558 – 1637) est une des figures de référence du style Rinpa. Travaillant souvent en collaboration avec Tawaraya Sōtatsu pendant près de 15 ans, son œuvre s’inscrit dans plusieurs domaines avec des laques, des céramiques et d’autres poteries.
S’appuyant sur les références culturelles de son époque, son travail avec Sōtatsu engendra de nombreux textes calligraphiés, comme ce poème sur un rouleau avec un fond doré et argenté peint par Sōtatsu, représentant le cycle de vie d’un lotus, une fleur emblématique liée au bouddhisme.
Texte en japonais | Transcription | Traduction |
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秋風に たなびく雲の 絶え間より もれ出づる月の 影のさやけさ | Akikaze ni Tanabiku kumo no Taema yori More izuru tsuki no Kage no sayakesa | Comme le clair de lune brillait Au travers des nuages flottants Poussés par la brise d’automne |
Autre exemple de travail conjoint avec Tawaraya Sōtatsu avec cette calligraphie avec des biches sur un fond doré :
Ogata Kōrin (尾形 光琳)
Ogata Kōrin (1658 – 1716) a pu s’inspirer des œuvres de Tawaraya Sōtatsu mais a su développer son propre style dans ses peintures. Bien que Sōtatsu le précède un peu et donna l’impulsion initiale, le style de Kōrin deviendra par la suite la référence et prendra le nom de «Rinpa» (琳派), composé de «rin» pour la dernière syllabe de son prénom et «pa» du mot japonais pour «école».
Plusieurs différences de style démarqueront les deux artistes mais Kōrin saura reprendre certaines caractéristiques des peintures de Sotatsu qui l’auront marqué telles que :
- l’emploi de l’or et l’argent non plus pour simplement rehausser le contour de caractères japonais peints mais utilisés comme lavis (une seule couleur diluée pour obtenir différentes intensités de couleur) et ainsi profiter de leurs effets métalliques.
- des compositions plus simples, avec moins de motifs et permettant de mettre en valeur plusieurs grandes formes qui serviront de trame à une réflexion poétique.
Un des tableaux réalisé par Kōrin vraisemblablement dans ses dernières années permet de bien illustrer sa technique et ses choix de composition : «Prunier blanc et prunier rouge en fleurs» (紅白梅図 – kōhakubaizu).
L’ensemble est réalisé sur une paire de paravents d’une dimension de 156 par 172 cm chacun, soit presque de taille humaine, et représentant deux pruniers en fleurs – un blanc à gauche, un rouge à droite – séparés par un cours d’eau.
Les choix de composition permettent d’étendre un thème plutôt banal – deux arbres en fleurs autour d’un cours d’eau – en lui donnant un caractère presque onirique :
- Le prunier de gauche est partiellement visible avec une majeure partie du tronc qui se retrouve absente tandis que les deux arbres prennent des formes bien différentes créant un contraste.
- Des examens plus approfondis de la toile ont permis de confirmer que la couche de base était entièrement recouverte en feuilles d’or avec l’ajout d’une couche d’argent pour le cours d’eau : sans autre décor défini que ce fond doré, ce que l’on voit nous apparaît hors du temps.
- Le cours d’eau est quand à lui de forme serpentine, donnant l’impression de se diriger vers le haut, les tourbillons étant rendus par ces spirales métalliques.
- Kōrin emploie la technique du «mokkotsu» (没骨, littéralement «sans os» ) qui consiste a dessiner à l’encre sans créer de contours. Ainsi les feuilles de prunier sont rendues simplement par aplats de couleurs, sans contour pour les délimiter, renforçant la vision éthérée de la peinture.
Il développe aussi parfaitement la technique de peinture appelée «tarashikomi» (溜込) : une encre noire ou de couleur est fraîchement déposée puis une seconde couche d’encre est rajoutée avant que la première ne sèche, créant un dégradé de couleurs avec des contours légèrement flous.
Ici dans ce détail du prunier blanc, un pigment vert a été ajouté avec cette technique sur une première couche noire du tronc pour donner cet effet de plaques de mousse le recouvrant.
La sobriété dans la composition ainsi les choix techniques évoqués rendent plus clairement le style Rinpa avec ici une ambiance propice au rêve et la contemplation.
Dans «Iris à Yatsuhashi» (八橋図屏風) peint peu après sa nomination en tant que peintre de la cour, Kōrin illustre un passage des contes d’Ise, célèbre collection de poèmes japonais du XIe siècle. Un pont aux formes angulaires traverse les deux volets d’un paravent sur un fond doré, tandis que de nombreux iris surgissent à la verticale, peints avec des pigments minéraux pour le bleu outremer des fleurs et le vert des tiges.
Sakai Hōitsu (酒井抱一)
Tandis que le style Rinpa se développait à Kyoto, Sakai Hōitsu (1761 – 1828) l’apporta par la suite jusqu’à Edo (l’actuelle Tokyo) tout en l’adaptant pour correspondre aux goûts locaux et toucher un nouveau public.
La famille Sakai était une importante famille de nobles japonais, le grand-père de Hōitsu étant le gouverneur du fief de Himeji. Cette descendance lui a assuré une éducation privilégiée et la connaissance de nombreux arts libéraux : théâtre nō, calligraphie, cérémonie du thé, peinture et poésie. Après la mort soudaine de son frère qui avait hérité du titre de gouverneur et l’avait influencé dans l’étude de la poésie, Hōitsu décida de se retirer de la vie nobiliaire et devint un moine bouddhiste.
Ce fut le moment majeur de sa vie où grâce à sa liberté retrouvée, il se mit à admirer le style de Kōrin et commença à lui-même sérieusement peindre. Bien que près d’un siècle sépare les deux artistes, Hōitsu se fit principalement connaitre lors de la commémoration du centenaire de la mort de Kōrin en 1815 en tenant une exposition et en publiant le recueil des cent chefs-d’œuvre de Kōrin.
Cette séparation dans le temps permit à Hōitsu de s’inspirer du style Rinpa sans avoir de contrainte forte avec un enseignement strict et continu d’un maître ou d’une école. À la place, il lui donna son empreinte et lui adjoint sa vision avec la création de peintures atmosphériques et élégantes, une observation minutieuse et quasi naturaliste des animaux ou encore l’ajout d’éléments tels que les changements des saisons ou du temps.
Cette première peinture, «Iris» (燕子花図屏風), réalisée sur un paravent japonais avec deux volets, dévoile des iris d’eau au printemps, groupés dans un marécage et en fleurs. Réalisée alors qu’il étudiait encore le style de Kōrin, cette peinture lumineuse est faite avec une encre légère, abondamment diluée, et des couleurs claires. Les fleurs et les tiges semblent flotter paisiblement, notamment en jouant avec le rendu des tiges, tantôt reposant sur un sol que l’on ne voit pas, tantôt se reflétant sur une eau invisible. Une légère brume se distingue par endroits, renforçant le caractère tranquille de l’endroit où une libellule de passage se repose doucement sur la toute extrémité d’une tige.
La floraison des cerisiers est autant un thème typique du printemps qu’emblématique du Japon. Cette partie droite d’un paravent avec des «Cerisiers en fleurs» (桜図屏風) donne à voir un cerisier, dont les racines ne sont pas peintes, et vue comme si l’observateur regardait les fleurs par en-dessous :
Un exemple du réalisme recherché par Hōitsu s’illustre parfaitement avec cette autre peinture, «Plantes d’automne et cailles» (秋草鶉図). Le motif principal de l’œuvre, de l’herbe des pampas (appelé aussi roseau à plumes) ressort avec leurs formes fines et nettes dans ce fond doré – la lune est basse et d’une rondeur que l’on retrouve dans la forme des cinq cailles présentes.
Le changement subtil de couleurs sur les feuilles des patrinia – une des sept fleurs d’automne au Japon – est minutieusement rendu :
De même, l’aspect naturaliste dans la peinture des animaux de Hōitsu est illustré avec la minutie et le niveau de détails des cailles, dont les modèles chinois lui ont certainement servi de référence comme avec cette peinture sur soie de Li Anzhong (李安忠), peintre chinois du 12e siècle :
Cette autre peinture sur soie de Hōitsu, «Pivoines et papillon», était destinée à être accrochée au mur sur un papier en rouleau. Le rouge cramoisi, le rose et le blanc étaient les couleurs réputées les plus rares pour les pivoines, d’ou le choix de couleurs de Hōitsu, détaillant encore ces fleurs comme le ferait un botaniste avec différents stades de la floraison. L’ensemble est rehaussé d’un poème chinois de Fen Qi (馮琦, †1603) faisant allusion aux pivoines et calligraphié par un érudit confucéen et peintre japonais, Kameda Bōsai (†1826).
Les nombreuses références et inspirations que l’on retrouve en peinture et en poésie montrent l’influence des grands classiques chinois parmi les milieux lettrés et artistiques d’Edo à cette époque.
Dans cette œuvre, le changement des saisons est annoncé avec les quelques feuilles et kakis restants sur ce plaqueminier. Près du tronc, deux branches d’herbe des pampas sont balayées par le vent froid de l’automne tandis que le panneau de droite est presque vide, renforçant l’impression de solitude et de mélancolie.
Suzuki Kiitsu (鈴木其一)
Suzuki Kiitsu (1796 – 1858) est connu pour avoir été le plus talentueux disciple de Hōitsu. Devenu un élève à ses 18 ans, il continua son travail et son apprentissage sous sa direction jusqu’à la mort du maître. De la même manière que les artistes français partaient en apprentissage en Italie ou dans d’autres pays d’Europe auprès de grands peintres ou ateliers, Kiitsu partit en 1832 dans un voyage d’apprentissage à travers le Japon dans les régions du Kansai, Shikoku, Chūgoku et Kyūshū (régions au sud du Japon par rapport à Tokyo), où il étudia les anciennes peintures, produisit des esquisses et échangea avec d’autres écoles.
«Belles-de-jour» (朝顔図屏風) est son œuvre la plus emblématique, une œuvre de maturité : sur une large surface dorée recouvrant un paravent à deux volets, des belles-de-jour s’étendent de part et d’autre avec juste leurs feuilles et leurs fleurs, bleues au sommet, blanches au milieu et jaunes à la base.
Avec ses tons de bleu outremer et de vert sur un large fond doré, cette peinture fait écho aux «Iris à Yatsuhashi» de Ogata Kōrin qui ne comprend également qu’un seul type de plante comme motif principal.
La belle-de jour étant une plante buissonnante et très florifère, Kiitsu a su composer pour le paravent de gauche un effet descendant, avec des fleurs comme suspendues à un treillis et pour celui de droite un effet montant avec les fleurs semblant monter du sol. Le mouvement des haies, l’orientation des fleurs ainsi que les disposition des feuilles créent un rythme dans la composition picturale.
Autre thème important repris par d’autres figures du style Rinpa : Fūjin, le dieu du vent, et Raijin, le dieu du tonnerre, des éclairs et des orages. Traditionnellement dépeints sur deux volets chacun, Kiitsu amplifie cette fois-ci la scène où apparaissent les dieux en utilisant quatre volets pour chaque. Ce décor spacieux, l’utilisation de la technique du «tarashikomi» – déjà détaillée dans un tableau de Kōrin précédemment – ainsi que l’encrage participent à donner cet effet d’une vaste étendue du ciel sur laquelle les dieux règnent pleinement.
Un autre aspect dans la composition est le travail sur la répétition des formes : l’ensemble du paravent est ici recouvert d’herbes de la pampa, peintes sur un fond argenté. La surface est entièrement occupée par le motif montant en éventail de ces herbes, mais sans aspect inorganique : en effet, une brume se glisse sur le champ avec un motif en «S», suggérant la présence de la lune et de sa lumière passagère. La froideur de l’air, la quiétude de la nuit et le rendu onirique de la scène sont mis en valeur par la peinture argentée et l’encre noire, donnant à Kiitsu l’occasion d’exprimer son talent et son imagination.
L’héritage moderne du style Rinpa
L’Exposition Universelle de Paris en 1867 et l’ouverture du Japon avec la Restauration de Meiji apporteront un souffle nouveau en Europe, et premièrement en France : l’attrait de l’art japonais donnera naissance au japonisme et un renouveau esthétique dans les arts décoratifs.
Le rédacteur en chef de la Gazette des beaux-arts Louis Gonse – également historien de l’art et collectionneur d’art japonais – évoquera en termes élogieux Kōrin et participera à faire connaitre son œuvre en Europe :
Kōrin, dont je viens de prononcer le nom comme laqueur, est peut-être le plus original et le plus personnel des peintres du Nippon, le plus Japonais des Japonais. Son style ne ressemble à aucun autre et désoriente au premier abord l’œil des Européens. Il semble à l’antipode de notre goût et de nos habitudes.
C’est le comble de l’impressionnisme, du moins, entendons-nous, de l’impressionnisme d’aspect, car son exécution est fondue, légère et lisse ; son coup de pinceau est étonnamment souple, sinueux et tranquille. Le dessin de Kōrin est toujours étrange et imprévu ; ses motifs, bien à lui et uniques dans l’art japonais, ont une naïveté un peu gauche qui vous surprend; mais on s’y habitue vite, et, si l’on fait quelque effort pour se placer au point de vue de l’esthétique japonaise, on finit par leur trouver un charme et une saveur inexprimables, je ne sais quel rythme harmonieux et flottant qui vous enlace.
Sous des apparences souvent enfantines, on découvre une science merveilleuse de la forme, une sûreté de synthèse que personne n’a possédée au même degré dans l’art japonais et qui est essentiellement favorable aux combinaisons de l’art décoratif.
Louis Gonse – L’art japonais
Cet intérêt en Occident se doubla également d’une recherche pour toucher un nouveau public et adapter à son temps le style Rinpa, c’est-à-dire le faire évoluer tout en gardant son essence, de la même manière qu’il évolua à chaque génération de peintres durant l’ère Edo. L’accent se porta notamment sur l’expression plus réaliste des tableaux et un mouvement général pour le caractère décoratif de l’art.
Shimomura Kanzan (†1930), ayant étudié l’art japonais ainsi que la peinture occidentale en Angleterre produisit plusieurs œuvres en faisant revivre ce style Rinpa comme dans son tableau : «L’automne parmi les arbres» (木の間の秋).
Kanzan démontre ici son étude du style Rinpa avec ce fond doré caractéristique mais également avec les nervures des feuilles peintes en or ou encore la composition des plantes au niveau du sol. Les troncs d’arbres avec leur lignes verticales communiquent cette impression de hauteur tandis qu’ils deviennent graduellement plus fins et pâles rendant aussi cette impression de profondeur et de densité de la forêt.
Ayant aussi voyagé en Amérique pour cultiver son apprentissage des techniques de peinture occidentales, Kawabata Ryūshi (†1966) utilisa de nombreux thèmes du style Rinpa.
Par exemple, cette peinture sur soie, «Roseaux de Chine» (草炎), expose de nombreuses plantes d’été sur deux paravents de 6 volets avec de la peinture dorée, le tout sur un fond d’un bleu profond proche du noir. Le travail minutieux sur l’encre dorée permet de rendre la perspective et les ombrages avec un choix de couleurs très contrastées. L’année suivante, Ryūshi réalisa par ailleurs un autre tableau avec la même technique mais avec des fleurs d’automne comme sujet dans la droite ligne du style Rinpa.
Sources : - Momo Miyazaki - Elegance in Japanese Art - Metropolitan Museum of Art - Momoyama, Japanese art in the age of grandeur - Teika Fujiwara - Hyakunin Isshu: 百人一首: 百人一首 - MOA Museum of Art - Tokyo Fuji Art Museum - National Museum of Asian Art (Washington, D.C.), The Freer Gallery of Art - Japanese Architecture and Art Net Users System: mokkotsu et tarashikomi - The National Museum of Modern Art, Tokyo - Tableaux de Shimomura et de Kawabata - Louis Gonse - L'art japonais, p.58