Plutarque – De la fausse honte

À propos des éloges, les exercices d’entraînement du timide sur de petits enjeux sans importance ne sont pas inutiles non plus. Exemple : au banquet offert par un ami, le citharède chante faux, le comédien grassement payé abîme Ménandre, mais la plupart des convives applaudissent et se pâment d’admiration. Il ne sera pas bien pénible, ce me semble, ni bien difficile d’entendre de telles choses sans rien dire et sans prodiguer des louanges que l’évidence démentirait. Si vous n’êtes pas votre maître en de telles circonstances, que ferez-vous quand un ami déclamera de méchants vers, ou qu’il vous montrera un discours détestable et ridiculement écrit ? Vous le louerez apparemment, et vous ferez bruyamment chorus avec ses flatteurs. Comment donc blâmerez-vous les fautes de ses actes ? Comment le reprendrez-vous s’il manque de sagesse dans l’exercice d’une charge, dans le choix d’une épouse, dans sa conduite politique? Car je ne saurais, pour ma part, accepter la réponse de Périclès. Un de ses amis voulait qu’en sa faveur il prêtât un faux témoignage et qu’il appuyât, en outre, ce témoignage d’un serment : « Je suis ami jusqu’à l’autel », dit Périclès.

Selon moi, il s’était déjà trop avancé. Celui qui s’est habitué de longue date à ne louer aucun orateur, ou à n’applaudir aucun musicien contre sa pensée, à ne point rire d’une raillerie inconvenante, ne se laissera pas mener si loin. Comme au pusillanime qui a cédé par mauvaise honte dans les petites choses, on ne s’avisera pas de lui dire : « Parjurez-vous pour moi ; rendez un faux témoignage ; déposez contrairement à la justice. »


Ceux qui n’osent pas répliquer à l’intimidation gratuite éprouvent plus tard la honte face à des blâmes justifiés, et pour avoir craint un léger reproche ils endurent souvent un déshonneur public : s’ils n’ont pas osée dire non à l’ami qui leur demandait de l’argent, ils sont pris en défaut lorsqu’un peu plus tard ils doivent avouer qu’ils n’en ont pas ; et s’ils ont accepté d’aider certaines personnes dans leur procès, ils doivent ensuite se cacher, s’enfuir, pour éviter la partie adverse. De même, la fausse honte a inspiré à bien des gens, au sujet du mariage de leur fille ou de leur sœur, des promesses désavantageuses qu’elle les a ensuite forcés à renier en changeant d’avis.


Ceux qui pratiquent l’intimidation sont parfois obscurs, vils et méprisables, et il ne faut guère d’efforts pour leur résister ; mais certains esquivent leurs demandes par le rire et le sarcasme. Théocrite, par exemple, se vit un jour, aux bains, demander son racloir par deux hommes, l’un étranger, l’autre voleur notoire ; il les repoussa par cette plaisanterie : « Toi, je ne te connais pas. Toi, je te connais. » Lysimaché, prêtresse d’Athéna Poliade, à Athènes, répondit aux muletiers qui amenaient les offrandes et demandaient avec insistance qu’on leur verse à boire : « J’ai peur que cela aussi ne devienne une tradition ancestrale ». Et Antigone rétorqua à un tout jeune homme qui demandait une promotion – rejeton d’un commandant de compagnie chevronné, mais lui-même sans énergie ni audace : « Chez moi, petit, on obtient les honneurs par un courage de fer, pas de père. »

S’il se trouve que celui qui cherche à intimider est un personnes glorieux et puissant (ce sont sûrement les plus implacables et difficiles à écarter quand ils posent des exigences pour les procès et les votes), ce qu’a fait Caton, encore jeune à l’époque, à Catulus ne paraîtra peut-être ni facile ni nécessaire. Catulus, alors, était tenu en très haute estime par les Romains, et il exerçait la censure. Il était monté voir Caton, qui avait en charge le Trésor public, pour faire amnistier quelqu’un que celui-ci avait mis à l’amende, voulant absolument forcer la décision. Jusqu’au moment où Caton, ne le supportant plus, lui dit : « Il serait honteux, Catulus, que toi le censeur, parce que tu ne veux pas t’en aller, tu sois traîné dehors par mes serviteurs. » Et Catulus, humilié, s’en alla furieux. Mais vois si le mot d’Agésilas et celui de Thémistocle ne sont pas plus modérés et mesurés. Son père lui ayant demandé de prononcer un verdict contraire à la loi, Agésilas répliqua : « Mais c’est toi-même, père, qui m’as appris le premier à obéir aux lois ; donc je continue maintenant à t’obéir en ne faisant rien d’illégal. » Thémistocle, pour sa part, répondit à Simonide qui lui avait demandé d’agir injustement : « Tu ne serais pas bon poète si tu chantais à l’encontre de l’air. Moi non plus je ne serais pas bon archonte si je jugeais à l’encontre de la loi. »


Un autre jour, si celui qui cherche à t’intimider est un personnage illustre et renommé, demande-lui de traverser l’agora d’un bout à l’autre en dansant, ou en faisant des grimaces. S’il refuse, c’est pour toi le moment ou jamais de lui demander ce qui est honteux, faire des solécismes et des grimaces, ou violer la loi, se parjurer et favoriser par un déni de justice le scélérat au dépens de l’honnête homme.


L’anémie de l’esprit ressemble à l’état d’un corps qui souffrirait naturellement autant de la chaleur que du froid. Car, lorsqu’ils sont couverts d’éloges par ceux qui leur inspirent de la fausse honte, les esprits faibles se ramollissent et se relâchent totalement, et, face aux blâmes et à la méfiance de ceux qui n’ont pas eu ce qu’ils voulaient, ils se comportent en mâches et en couards. Mais il faut résister énergiquement aux deux, ne se rendre ni aux menaçants, ni aux flatteurs. Thucydide, qui estimait fatal que l’envie suive les pas du pouvoir, écrit : « Celui qui s’expose à l’envie pour de très grandes entreprises fait le bon choix. » Quant à nous, qui ne jugeons pas difficile d’échapper à l’envie mais constatons l’impossibilité absolue d’esquiver toute critique, d’éviter de mécontenter l’un ou l’autre de nos relations, nous ferons le bon choix en nous brouillant avec les écervelés plutôt qu’avec les gens qui nous blâmeront à juste titre si nous rendons d’injustes services aux premiers.


Un remède utile contre toutes les passions, et surtout aux timides : chaque fois que, forcés par leur mal et contre leur propre jugement, ils divaguent, ils s’égarent, mémoriser très fortement la chose et, les traces de la morsure et du regret bien imprimées dans leur esprit, les porter en eux et les garder longtemps. Le voyageur qui s’est heurté à une pierre, ou le pilote qui a chaviré contre un promontoire, s’ils ne l’oublient pas, sont désormais en alerte, sur leurs gardes, et pas seulement contre ces obstacles précis mais contre tout ce qui y ressemble ; de même ceux qui pensent constamment à la laideur et aux méfaits de la fausse honte, à cause du regret et de la morsure, se retiendront s’ils se trouvent à nouveau dans une situation du même type, et ne se laisseront pas aisément emporter.

Source : Plutarque - De la fausse honte