Saint-Augustin – La quête du bonheur

Comment te chercher, Seigneur ?

En vérité, lorsque je te cherche, toi, ô mon Dieu, c’est le bonheur que je cherche. Puissé-je te chercher pour que vive mon âme ! Car mon corps vit de mon âme, et mon âme vit de toi.

Comment, dès lors, chercher le bonheur ! Je ne le possède pas, jusqu’à tant que je puisse dire : « Halte-là ! Il est là ! » Mais alors, il me faut expliquer comment le rechercher. Est-ce par le souvenir, comme si, après l’avoir oublié, je conservais la mémoire de cet oubli ? Est-ce par le désir de l’apprendre, tel un objet ignoré, soit que je l’aie jamais connu, soit que je l’aie complètement oublié, sans même avoir gardé la mémoire de cet oubli ?

Mais le bonheur, n’est-ce pas ce que tous recherchent, et que personne au monde ne refuserait ? Où l’ont-ils connu, pour le vouloir de la sorte ? Où l’ont-ils vu, pour le désirer ? Nous le portons en nous, c’est sûr, mais comment ? Voilà ce que je ne sais pas. Il y a bien une manière d’être heureux : c’est de posséder effectivement le bonheur. Et il y en a une autre : c’est d’espérer le bonheur. Cette manière-ci ne vaut pas celle-là — où l’on connaît un bonheur effectif —, mais elle vaut mieux que de vivre sans connaître ni espérer le bonheur. Et encore, même dans ce dernier cas, les hommes possèdent le bonheur d’une certaine manière, sans quoi ils ne le chercheraient pas ; or ils le veulent, c’est sûr. Oui, ils le connaissent ; mais comment ? je ne sais. Oui, ils en ont quelque notion ; mais laquelle  ? je ne sais.

Je vais donc m’appliquer à chercher si cette notion réside dans ma mémoire. Car, si elle s’y trouve, c’est que nous avons déjà connu le bonheur, dans le passé. Était-ce à titre individuel, ou en cet homme, le premier pécheur, en qui nous sommes tous morts, et de qui nous sommes tous nés marqués par la misère ? Ce n’est pas l’objet de mon interrogation présente, qui ne vise qu’à savoir si la notion de bonheur réside au fond de la mémoire.

Si nous ne connaissons pas le bonheur, nous ne saurions l’aimer. Nous connaissons le mot pour l’avoir entendu ; mais, de l’aveu général, c’est bien vers la chose signifiée que nous tendons. Ce n’est pas le son de ce mot qui est séduisant. Un Grec n’y trouve aucun plaisir : il ne comprend pas ce qui est dit. Mais, nous, nous y trouvons le plaisir qu’il éprouverait à l’entendre dans sa langue. C’est que la chose n’est ni grecque, ni latin, et Grecs, Latins, hommes de toutes langues brûlent de l’atteindre. C’est donc que tous les hommes la connaissent ; si l’on pouvait leur poser la question : « Voulez-vous être heureux ? », ils répondraient d’une seule voix, et sans hésiter : « Que oui ! », ce qui supposerait que la réalité correspondant à ce mot est retenue au fond de leur mémoire.

N’est-il donc pas sûr que tous veuillent être heureux, puisque ceux qui ne cherchent pas leur joie en toi — ce qui est le seul bonheur — ne veulent pas, par le fait même le bonheur ? Ou peut-être le veulent-ils tous, mais, comme le désir de la chair s’oppose à celui de l’esprit, et celui de l’esprit à celui de la chair, ils ne font pas ce qu’ils veulent, retombent à ce qu’ils peuvent et s’en accommodent, vu que ce qu’ils ne peuvent pas, ils ne le veulent pas avec assez de force pour le pouvoir.

A la question : « Préférez-vous mettre votre joie dans la vérité ou dans la tromperie ? », tous répondent : « Dans la vérité ! », avec aussi peu d’hésitation qu’en affirmant : « Nous voulons le bonheur. » Eh bien, la joie née de la vérité, voilà le bonheur : c’est la joie qui vient de toi, qui est Vérité, ô mon Dieu, ma lumière et le salut de ma face, ô mon Dieu. Voilà le bonheur, tout le monde le veut ; le seul bonheur, tout le monde le veut ; la joie née de la vérité, tout le monde la veut.

J’en ai connu qui voulaient tromper, mais se tromper, personne. Où donc ont-ils acquis cette notion de bonheur, sinon là même où ils ont acquis celle de vérité ? C’est bien la vérité qu’ils aiment, puisqu’ils ne veulent pas être trompés ; et, lorsqu’ils aiment le bonheur — joie née de la vérité —, par le fait même, c’est la vérité qu’ils aiment ; et ils ne l’aimeraient pas s’ils n’en avaient pas quelque notion au creux de la mémoire.

Pourquoi donc n’y trouvent-ils pas leur joie ? Pourquoi ne sont-ils pas heureux ? C’est que d’autres objets les accablent plus fortement, porteurs, d’une misère plus grande que le bonheur que laisse dans leur mémoire la faible trace de la vérité. Il reste encore une faible lumière dans le cœur des hommes. Mais qu’ils avancent donc, qu’ils avancent, de peur que les ténèbres ne les saisissent.

Mais d’où vient que : Vérité fait haïr ?

D’où vient que leur apparaît comme un ennemi celui qui vient l’annoncer en ton nom, alors qu’ils aiment le bonheur — joie née de la vérité ? C’est que l’on aime tant la vérité que, s’ils aiment autre chose qu’elle, ils veulent que la vérité, ce soit précisément l’objet de leur amour ; et, comme ils ne sauraient accepter de se tromper, ils n’admettent pas qu’on leur démontre leur erreur. Voilà pourquoi ce qu’ils aiment à la place de la vérité leur fait haïr la vérité même. Ils en aiment la lumière, mais en détestent les reproches. Acceptant de tromper, mais non de se tromper, ils l’aiment quand elle manifeste ce qu’elle est, mais la haïssent quand elle manifeste ce qu’ils sont. Telle sera la sanction : ils ne veulent pas qu’elle les démasque ; elle les démasquera malgré eux, mais gardera pour eux le visage masqué.

Voilà, voilà, oui, voilà ce qu’est le cœur humain, aveugle et languissant, plein de turpitudes et de laideur, désireux de se cacher, désireux que rien ne lui soit caché ! Ce qu’il en récolte ? Tout le contraire : il ne se dérobe pas à la vérité, mais la vérité se dérobe à lui. Et pourtant, tel qu’il est, dans sa misère, il préfère trouver sa joie dans la vérité que dans la fausseté. Il trouvera donc le bonheur, lorsque, sans crainte d’aucun trouble, il trouvera sa joie de la seule Vérité, par qui tout est vrai.