Les tenants de la croyance au « progrès » avancent de nombreux arguments pour prouver — à eux-mêmes et aux autres — que notre époque, avec tous ses inconvénients indéniables, est globalement meilleure que toute autre époque du passé, et même qu’elle montre des signes manifestes d’amélioration. Il n’est pas possible d’analyser tous leurs arguments en détail. Mais on peut facilement détecter les erreurs cachées dans le plus répandu et, apparemment, le plus « convaincant » d’entre eux.
Tous les partisans du « progrès » insistent énormément sur des choses telles que l’alphabétisation, la « liberté » individuelle, l’égalité des chances pour tous les hommes, la tolérance religieuse et l’ « humanité », les progrès de ce dernier domaine englobant toutes les tendances qui trouvent leur expression dans la préoccupation moderne pour la protection de l’enfance, les réformes pénitentiaires, l’amélioration des conditions de travail, les aides d’État aux malades et aux démunis et, à défaut de plus de bonté, au moins une moindre cruauté envers les animaux. Les résultats éclatants obtenus ces dernières années dans l’application des découvertes scientifiques à des activités industrielles et autres sont bien entendu les plus populaires de toutes les manifestations censées montrer à quel point notre époque est merveilleuse. Mais nous ne discuterons pas de ce point car nous avons déjà précisé que nous ne dénions ni ne minimisons en aucune manière l’importance du progrès technique. Ce que nous dénions, c’est l’existence de tout progrès dans la valeur de l’homme en tant que tel, que ce soit individuellement ou collectivement, et nos réflexions sur l’alphabétisation universelle et autres « signes » d’amélioration dont nos contemporains sont fiers, viennent de ce point de vue.
Nous croyons que la valeur de l’homme — ainsi que la valeur de toute créature, en fin de compte — ne réside pas dans le simple intellect, mais dans l’âme : dans la capacité de refléter ce que, faute d’un mot plus précis, nous choisissons d’appeler « le divin », c’est-à-dire ce qui est vrai et beau au-delà de toute manifestation, ce qui demeure intemporel (et donc immuable) à travers tous les changements. Nous le croyons avec la différence que, à nos yeux,— contrairement à ce que soutiennent les Chrétiens — cette capacité à refléter le divin est étroitement liée à la race et à la santé physique de l’homme autrement dit, l’âme est tout sauf indépendante du corps.
Et nous ne voyons pas en quoi les différentes améliorations dont nous sommes témoins aujourďhui dans l’éducation ou dans le domaine social, dans le gouvernement ou même dans les questions techniques, aient donné plus de valeur aux individus hommes et femmes dans ce sens, ou créé un nouveau type durable de civilisation dans laquelle les possibilités de perfection globale de l’homme, ainsi conçue, soient en train d’être encouragées. Les Hindous semblent être, aujourd’hui, les seuls à partager, par tradition, nos points de vue ; et ils ont, au fil du temps, échoué à maintenir l’ordre divin — la règle des castes dominantes naturelles. Et nous, le seul peuple dans l’Occident à avoir essayé de le restaurer à l’époque moderne, avons été ruinés matériellement par les agents de ces forces de fausse égalité que le monde moderne appelle les forces du « progrès ».
Progrès ? — Il est vrai qu’aujourd’hui, du moins dans tous les pays bien organisés (généralement « modernes »), presque tout le monde sait lire et écrire. Mais à quoi cela sert-il ? Savoir lire et écrire est un avantage — et un avantage considérable. Mais ce n’est pas une vertu.
C’est un outil et une arme.
Un moyen pour une fin ; une chose très utile, sans doute ; mais pas une fin en soi. La valeur ultime de l’instruction dépend de la fin à laquelle elle est utilisée. Et à quelle fin, est-elle généralement utilisée aujourdhui ? Elle est utilisée pour des raisons de commodité ou pour le divertissement, par ceux qui lisent ; pour de la publicité ou quelque propagande contestable, — pour gagner de l’argent ou pour prendre le pouvoir — , par ceux qui écrivent ; parfois, bien sûr, par les deux ; pour acquérir ou diffuser une connaissance désintéressée des rares choses qui valent la peine d’être connues ; pour trouver une expression ou exprimer les quelques sentiments profonds qui peuvent élever un homme à la conscience des choses éternelles, mais pas plus souvent qu’à l’époque où un homme sur dix mille pouvait comprendre le symbolisme de la parole écrite. D’une manière générale, aujourd’hui, l’homme ou la femme que la scolarité obligatoire a rendu « instruit » utilise l’écriture pour communiquer des questions personnelles à des amis et des membres de la famille absents, pour remplir des formulaires — l’une des occupations internationales de l’humanité civilisée moderne — ou pour garder en mémoire des petites choses utiles mais insignifiantes, telles que l’adresse ou le numéro de téléphone d’une personne, ou la date d’un rendez-vous avec le coiffeur ou le dentiste, ou la liste des vêtements propres à payer a la blanchisserie. Il ou elle lit « pour passer le temps » parce qu’en dehors des heures de travail fastidieux, la seule réflexion n’est plus assez intense et intéressante pour être employée à cette fin.
Nous savons qu’il y a aussi des gens dont la vie a été orientée vers un beau destin par un livre, un poème — une simple phrase — lue dans une lointaine enfance, à l’instar de Schliemann, qui dépensa sans compter dans des fouilles archéologiques la fortune patiemment et volontairement rassemblée dans ce but durant quarante années de morne labeur, tout cela par amour de l’impression laissée sur lui, alors enfant, par l’immortelle histoire de Troie. Mais de tels gens ont toujours vécu, avant même que la scolarité obligatoire ne devienne à la mode.
Et les récits entendus et gardés en mémoire ne sont pas moins inspirants que les récits lus aujourdhui. Le véritable avantage de l’instruction généralisée, s’il en est, doit être recherché ailleurs. Il ne réside ni dans la qualité supérieure des hommes et des femmes exceptionnels, ni dans celle des millions de gens instruits, mais plutôt dans le fait que ces derniers deviennent rapidement intellectuellement plus paresseux et donc plus crédules que jamais — et non pas moins ; — plus facilement dupés, plus susceptibles d’être menés comme des moutons sans même l’ombre d’une protestation, dès lors que les absurdités que l’on souhaite leur faire avaler leur soient fournies sous forme imprimée avec une apparence « scientifique ». Plus le niveau général de l’instruction est élevé, plus il est facile pour un gouvernement qui contrôle la presse quotidienne, la radio et le secteur de l’édition,— ces moyens d’action modernes presque irrésistibles sur l’esprit —, de garder les masses et « intelligentzia » sous sa coupe, sans même qu’ils s’en doutent.
Parmi les peuples en majorité analphabètes mais réfléchissant plus activement, gouvernés ouvertement selon la manière autocratique traditionnelle, il pouvait toujours arriver qu’un prophète, porte-parole direct des Dieux ou de véritables aspirations collectives, se lève entre l’autorité séculaire et le peuple. Les prêtres eux-mêmes ne pouvaient jamais être sûrs de garder les gens dans l’obéissance pour toujours. Les gens pouvaient choisir d’écouter le prophète, si cela leur plaisait.
Et ils l’ont fait, parfois. Aujourd’hui, partout où l’alphabétisme universel est répandu, les interprètes inspirés de la vérité intemporelle — les prophètes — ou même les partisans désintéressés de changements pratiques opportuns ont de moins en moins de chances d’apparaître. La pensée sincère, la vraie pensée libre, prête, au nom d’une autorité surhumaine ou du simple bon sens, à remettre en cause le fondement de ce qui est officiellement enseigné et généralement accepté, a probablement de moins en moins de chances de se développer. Il est bien plus facile, nous le répétons, de réduire en esclavage un peuple instruit qu’un peuple illettré, aussi étrange que cela puisse paraître à première vue.
Et l’asservissement a plus de chances d’être durable. Le véritable avantage de l’instruction universelle est de resserrer l’emprise du gouvernement au pouvoir sur les masses stupides et vaniteuses. C’est probablement pour cette raison qu’on nous martèle dans la tête, depuis le berceau, que l’ « instruction » est une telle aubaine. La capacité de penser par soi-même est cependant la véritable aubaine. Et cela a toujours été et sera toujours le privilège d’une minorité, jadis reconnue comme une élite naturelle et respectée. Aujourd’hui, l’éducation de masse obligatoire et une littérature de plus en plus standardisée à l’usage de cerveaux « conditionnés » — signes remarquables de « progrès » — ont tendance à réduire cette minorité à des proportions aussi réduites que possible ; en fin de compte, à la supprimer complètement.
Est-ce cela que l’humanité veut ?
Si c’est le cas, l’humanité est en train de perdre sa raison d’être, et plus tôt viendra la fin de cette soi-disant « civilisation », mieux cela vaudra.
Ce que nous avons dit de l’instruction peut être répété en gros à propos de ces deux autres grandes gloires de la Démocratie moderne : la « liberté individuelle » et l’égalité des chances pour tous. La première est un mensonge — et un mensonge de plus en plus sinistre, alors que les entraves de l’éducation obligatoire se resserrent de plus en plus immédiatement autour de tout l’être entier des gens. La seconde est une absurdité.
Source : Savitri Devi - La foudre et le soleil