Nul n’a eu le privilège de se choisir ses aïeux, dit-on tous les jours ; c’est le sort qui les donne. On se trompe : l’homme peut désigner à qui il devra sa naissance. Il y a des familles de nobles génies : à laquelle veux-tu appartenir ? Choisis, et non-seulement son nom, mais ses richesses seront les tiennes. Il ne te faudra ni avarice, ni épargne sordide pour les conserver ; elles grossiront d’autant plus que tu en feras part à plus de monde. Ces sages t’ouvriront la voie à l’immortalité ; ils t’élèveront à un poste d’où nul ne te précipitera : voilà l’unique secret de prolonger cette périssable vie, que dis-je ? de l’échanger contre une vie qui ne périt point. Les honneurs, les monuments, tout ce que l’ambition fait décréter ou s’édifie de ses propres mains, s’écroule bien vite : il n’est rien qu’à la longue le temps ne détruise, le temps qui moissonne sitôt ce que lui-même avait consacré. La sagesse est à l’abri de ses coups. Aucun siècle ne l’effacera, ni ne la mettra en poudre ; l’âge suivant et de proche en proche tous les âges ultérieurs ajouteront à la vénération qu’elle inspire : car si l’envie s’attache aux gloires contemporaines, on admire plus franchement celles qui déjà sont loin de nous.
Ainsi la vie s’agrandit pour le sage : pour lui ne sont point faites les limites imposées au reste des hommes. Seul affranchi des lois de l’humanité, tous les siècles lui sont soumis, comme à Dieu. Le passé, il le ressaisit par le souvenir; le présent, il sait l’employer; l’avenir, il en jouit d’avance. Elle est longue sa vie, parce que sur ce seul point du temps il concentre tous les temps. Mais qu’elle est courte et soucieuse l’existence de ceux qui, oublieux du passé, négligent le présent et tremblent pour l’avenir ! Arrivés au terme, ils reconnaissent trop tard, les malheureux, combien ils ont été longtemps occupés sans rien faire.
Et ne dis pas : « Une preuve que leur vie est longue, c’est qu’ils invoquent quelquefois la mort. » Tristes jouets de leur folie et de passions qui, ne sachant où se prendre, donnent tête baissée contre l’objet même de leur frayeur, souvent ils désirent la mort par cela même qu’ils la craignent. Et cette autre preuve de longue vie, tu ne l’admettras pas non plus : « Souvent la journée leur semble trop longue ; attendent-ils le moment fixé pour un festin, ils se plaignent des heures trop lentes à passer. » Oui, quand leurs occupations les quittent, abandonnés à leur loisir ils se consument ; ils ne savent ni qu’en faire, ni s’en débarrasser. Ils aspirent donc à une occupation quelconque ; et dans l’intervalle toutes les heures leur pèsent. Cela est si vrai, que si le jour a été affiché pour un combat de gladiateurs, ou si la date de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir les jours intermédiaires. Dès qu’ils attendent, tout délai est trop long. Mais cet instant dont ils sont amoureux, bref et rapide qu’il est, leur folie l’abrège bien plus encore ; d’une époque déjà en avant d’eux ils se rejettent toujours plus avant et ne peuvent se fixer dans un même désir.
Ce n’est pas que les journées leur soient longues, c’est qu’ils les voient comme obstacles. Que les nuits au contraire leur semblent courtes, passées dans les bras des prostituées ou dans les orgies ! De là encore le délire des poètes, dont les fictions nourrissent les égarements des hommes, et qui ont imaginé que Jupiter, dans l’ivresse d’une jouissance amoureuse, avait doublé la durée de la nuit. N’est-ce pas vraiment enflammer nos vices que d’alléguer en leur faveur l’autorité des dieux, que de fournir à la passion, par d’augustes exemples, l’excuse de ses déportements ? Pourraient-ils, ces voluptueux, ne pas trouver courtes des nuits qu’ils achètent si cher ? Ils perdent le jour à désirer la nuit, et la nuit à craindre le retour de la lumière. Leurs plaisirs mêmes sont inquiets, troublés de mille alarmes, et au fort de leur joie vient les assaillir cette désolante pensée : « Combien cela durera-t-il ? »
Fatale réflexion, qui a fait gémir des rois sur leur puissance ; et le rang suprême leur a offert moins de charmes que la certitude de le perdre un jour ne leur a donné d’épouvante. Alors qu’il déployait son armée dans des plaines immenses, sans la compter qu’en mesurant le terrain qu’elle couvrait, le roi de Perse, le superbe Xerxès se prit à pleurer en songeant qu’au bout de cent années, de tant de milliers d’hommes à la fleur de l’âge, pas un ne survivrait. Et ces mêmes hommes, il va, lui qui les pleure, hâter pour eux l’heure mortelle, il va les perdre sur terre, sur mer, dans les combats, dans les retraites, et dévorer en peu d’instants ces existences pour lesquelles il appréhende la centième année.
Source : Sénèque - De la brièveté de la vie, XV-XVI