Sénèque, Yi I et Zhu Xi – De la lecture

Ce que tu m’écris et ce que j’apprends me fait bien espérer de toi. Tu ne cours pas çà et là, et ne te jettes pas dans l’agitation des déplacements. Cette mobilité est d’un esprit malade. Le premier signe, selon moi, d’une âme bien réglée, est de se fixer, de séjourner avec soi. Or prends-y garde : la lecture d’une foule d’auteurs et d’ouvrages de tout genre pourrait tenir du caprice et de l’inconstance. Fais un choix d’écrivains pour t’y arrêter et te nourrir de leur génie, si tu veux y puiser des souvenirs qui te soient fidèles. C’est n’être nulle part que d’être partout.

Ceux dont la vie se passe à voyager finissent par avoir des milliers d’hôtes et pas un ami. Même chose arrive nécessairement à qui néglige de lier commerce avec un auteur favori pour jeter en courant un coup d’œil rapide sur tous à la fois. La nourriture ne profite pas, ne s’assimile pas au corps, si elle est rejetée aussitôt que prise. Rien n’entrave une guérison comme de changer sans cesse de remèdes ; on n’arrive point à cicatriser une plaie où les appareils ne sont qu’essayés. On ne fortifie pas un arbuste par de fréquentes transplantations. Il n’est chose si utile qui puisse l’être en passant. La multitude des livres dissipe l’esprit. Ainsi, ne pouvant lire tous ceux que tu aurais, c’est assez d’avoir ceux que tu peux lire. « Mais j’aime à feuilleter tantôt l’un, tantôt l’autre. » C’est le fait d’un estomac affadi, de ne goûter qu’un peu de tout : ces aliments divers et qui se combattent l’encrassent ; ils ne nourrissent point. Lis donc habituellement les livres les plus estimés ; et si parfois tu en prends d’autres, comme distraction, par fantaisie, reviens vite aux premiers.

Fais chaque jour provision de quelque arme contre la pauvreté, contre la mort, contre tous les autres fléaux ; et de plusieurs pages parcourues, choisis une pensée pour la bien digérer ce jour-là. C’est aussi ce que je fais : dans la foule des choses que j’ai lues, je m’empare d’un trait unique. Voici mon butin d’aujourd’hui, c’est chez Épicure que je l’ai trouvé ; car j’ai coutume aussi de mettre le pied dans le camp ennemi, non comme transfuge, mais comme éclaireur : « La belle chose, s’écrie-t-il, que le contentement dans la pauvreté ! » Mais il n’y a plus pauvreté, s’il y a contentement. Ce n’est point d’avoir peu, c’est de désirer plus, qu’on est pauvre. Qu’importe combien cet homme a dans ses coffres, combien dans ses greniers, ce qu’il engraisse de troupeaux, ce qu’il touche d’intérêts, s’il dévore en espoir le bien d’autrui, s’il suppute non ce qu’il a acquis, mais ce qu’il voudrait acquérir ! « Quelle est la mesure de la richesse ? » diras-tu. D’abord le nécessaire, ensuite ce dont on se contente.


Un homme d’étude préserve en permanence les qualités intrinsèques de son cœur, de son esprit, afin que ce dernier ne soit en rien lésé lors de son contact avec le monde extérieur. Ce n’est qu’à condition de comprendre le principe de toute chose et de prendre conscience de ce qui est bénéfique que la voie à suivre s’illumine devant lui et qu’il peut y progresser.

Voila pourquoi rien n’est plus urgent que de scruter le principe pour s’engager dans la Voie, et pour cela, rien n’est plus urgent que d’étudier les textes, car c’est la que se trouve le témoignage de l’usage dont les saints et les sages faisaient de leur cœur et de leur esprit. De la même façon, c’est grâce aux livres que l’on comprend comment il nous appartient de choisir de bien agir ou de mal agir.

Pour lire, il faut s’asseoir correctement en tenant ses mains avec respect, faire face au livre avec recueillement, concentrer son esprit en exerçant toute sa détermination, affiner sa capacité de réflexion en s’imprégnant totalement du texte (s’imprégner du texte signifie que ce qui est lu doit être convenablement mûri et que la réflexion doit partir des profondeurs de l’esprit), puis il faut serrer au plus près la signification des termes employés. Pour chaque sentence, il faut cheminer pas à pas dans les traces des anciens.

Si l’esprit ne s’approprie pas ce que la bouche récite et que le corps ne le traduit pas en actes, le livre demeure un livre et je reste moi-même : quel est l’intérêt ?

Une bonne lecture implique de laisser mûrir en soi un seul ouvrage à la fois, de faire jaillir toute la lumière de sa signification et d’en identifier le fil conducteur général sans que subsiste le moindre doute, pour pouvoir ensuite passer à un autre livre. Il ne faut pas se montrer avide sur la quantité pour s’épuiser ensuite à atteindre la compréhension, ni parcourir à la hâte les ouvrages le cœur pressé et naviguer ainsi à gué de l’un à l’autre.


Maître Yichuan (Cheng Yi) dit : « Expliquer les textes à la légère est assurément contraire à l’esprit des anciens ; cela conduit les hommes à la superficialité. Celui qui veut étudier doit accumuler les réflexions dans le fond de son cœur, en prenant le temps de le cultiver en profondeur afin d’obtenir quelque chose par lui-même. Aujourd’hui, on épuise l’explication d’un ouvrage en une seule journée ; il n’y a que de la superficialité à retirer d’un tel enseignement. »