Sophonisbe – Plutôt la mort que le déshonneur

Lors de la deuxieme guerre punique, l’armée romaine de Scipion l’Africain débarque près de Carthage et s’allie au prince numide Massinissa. Syphax, alors roi berbère de Numidie, est défait l’année suivante lors de la bataille des Grandes Plaines ; Cirta, la capitale du royaume, tombe. L’épouse de Syphax et fille du général carthaginois Hasdrubal, Sophonisbe, supplie alors Massinissa de ne pas la livrer aux Romains : ne pouvant tenir sa promesse sous la pression de Scipion et malgré un mariage, Sophonisbe choisit plutôt la mort que le déshonneur d’être livrée au triomphe, comme le raconte ici Tite-Live.

À la nouvelle qu’on amenait Syphax au camp, les soldats sortirent tous en foule, comme s’ils allaient assister à une pompe triomphale. C’était lui qui marchait en tête, chargé de fers ; il était suivi de la troupe des nobles numides. Alors ce fut à qui grandirait le plus la puissance de Syphax et la renommée de son peuple, pour relever l’importance de la victoire : « C’était là le roi dont la majesté avait paru si imposante aux deux peuples les plus puissants du monde, aux Romains et aux Carthaginois, que le général romain, Scipion, avait quitté sa province d’Espagne et son armée, pour aller solliciter son amitié, et s’était transporté en Afrique avec deux quinquérèmes, tandis qu’Hasdrubal, général des Carthaginois, ne s’était pas contenté d’aller le trouver dans ses états, et lui avait donné sa fille en mariage : il avait eu à la fois en son pouvoir les deux généraux, celui de Carthage et celui de Rome. Si les deux partis avaient, en immolant des victimes, cherché à obtenir la protection des dieux immortels, tous deux avaient également cherché à obtenir l’amitié de Syphax. Telle avait été sa puissance que Masinissa, chassé de son royaume, s’était vu réduit à semer le bruit de sa mort et à se cacher pour sauver ses jours, vivant, comme les bêtes, dans les profondeurs des bois, du fruit de ses rapines. »

Ce fut au milieu de ces pompeux éloges de la foule que le roi fut amené au prétoire devant Scipion. Ce ne fut pas non plus sans émotion que Scipion compara la fortune, naguère brillante, de ce prince à sa fortune présente, et qu’il se rappela son hospitalité, la foi qu’ils s’étaient donnée, l’alliance publique et privée qui les avait unis. Les mêmes souvenirs donnèrent du courage à Syphax pour adresser la parole à son vainqueur. Scipion lui demandait « quels motifs l’avaient déterminé à repousser l’alliance de Rome et même à lui déclarer la guerre sans avoir été provoqué. »

Syphax avouait qu’il avait fait une faute et commis un acte de démence, mais que ce n’avait pas été en prenant les armes contre Rome : c’était là le terme et non le début de sa folie. Son égarement, son oubli de toutes les lois de l’hospitalité, de tous les traités d’alliance, avaient commencé le jour où il avait introduit dans son palais une femme de Carthage. Le flambeau de cet hymen avait embrasé sa cour ; c’était là cette furie, ce démon fatal, dont les charmes avaient séduit son cœur et perverti sa raison ; cette femme n’avait eu de repos que lorsqu’elle avait mis elle-même entre les mains de son époux des armes criminelles pour attaquer un hôte et un ami. Dans sa détresse, dans cet abîme de malheurs où il était plongé, il avait au moins la consolation de voir son plus cruel ennemi introduire au sein de sa demeure et de ses pénates ce même démon, cette même furie. Masinissa ne serait pas plus sage ni plus fidèle que Syphax ; sa jeunesse le rendait même plus imprudent. Il y avait, à coup sûr, plus d’irréflexion et de folie dans la manière dont il avait épousé Sophonisbe.

Ce discours où perçait non seulement la haine d’un ennemi, mais la jalousie d’un amant qui voit sa maîtresse au pouvoir de son rival, fit une grande impression sur l’esprit de Scipion. Ce qui donnait du poids aux accusations de Syphax, c’était ce mariage conclu à la hâte et pour ainsi dire au milieu des combats, sans qu’on eût consulté ni attendu Laelius ; cet empressement précipité d’un homme qui, le jour même où il avait vu son ennemie entre ses mains, s’unissait à elle par les nœuds de l’hymen et célébrait les fêtes nuptiales devant les pénates d’un rival. Cette conduite paraissait d’autant plus coupable à Scipion, que lui-même, jeune encore, en Espagne, s’était montré insensible aux charmes de toutes ses captives.

Ces pensées l’occupaient, lorsque Laelius et Masinissa arrivèrent en sa présence. Après les avoir reçus tous deux pareillement avec les mêmes démonstrations d’amitié et les avoir comblés d’éloges en plein prétoire, il tira Masinissa à l’écart et lui dit :

« C’est sans doute parce que vous m’avez reconnu quelques qualités, Masinissa, que vous êtes venu d’abord en Espagne rechercher mon amitié, et que vous avez ensuite, en Afrique, confié et votre personne et toutes vos espérances à ma loyauté. Eh ! bien, de toutes les vertus qui vous ont fait attacher du prix à mon amitié, la continence et la retenue sont celles dont je m’honore le plus. Ce sont aussi celles que je voudrais vous voir ajouter à toutes vos autres excellentes qualités, Masinissa. Non, croyez-moi, non, nous n’avons pas tant à redouter à notre âge un ennemi armé que les voluptés qui nous assiègent de toutes parts. Quand on sait mettre un frein à ses passions et les dompter par sa tempérance, on se fait plus d’honneur, on remporte une plus belle victoire que celle qui nous a livré la personne de Syphax. L’activité et la valeur que vous avez déployées loin de mes regards, je les ai citées, je me les rappelle avec plaisir; quant à vos autres actions, je les livre à vos réflexions particulières et je vous épargne une explication qui vous ferait rougir. Syphax a été vaincu et fait prisonnier sous les auspices du peuple romain. Ainsi sa personne, sa femme, ses états, ses places, leur population, enfin tout ce qui était à Syphax, est devenu la proie du peuple romain. Le roi et sa femme, ne fût-elle pas Carthaginoise et fille du général que nous voyons à la tête des ennemis, devraient être envoyés à Rome pour que le sénat et le peuple décidassent et prononçassent sur le sort d’une femme qui passe pour avoir détaché un roi de notre alliance et l’avoir poussé à la guerre tête baissée.

Faites taire votre passion ; n’allez pas souiller tant de vertus par un seul vice, ni perdre le mérite de tant de services par une faute plus grave encore que le motif qui vous l’a fait commettre. »

Masinissa, en écoutant ce discours, sentait la rougeur lui monter au front, et même les larmes s’échapper de ses yeux : « il se mettait, dit-il, à la discrétion du général ; il le priait d’avoir égard, autant que le permettait la circonstance, à l’engagement téméraire qu’il avait contracté, lui, Masinissa, en promettant à la captive de ne la livrer à qui que ce fût » et, sortant du prétoire, il se retira tout confus dans sa tente. Là, sans témoin, il poussa pendant quelque temps des soupirs et des gémissements qu’il était facile d’entendre en dehors de sa tente ; enfin un dernier sanglot lui échappant et comme un cri de douleur, il appela son esclave affidé, chargé de la garde du poison que les rois barbares ont l’usage de se réserver en cas de malheur, et lui ordonna d’en préparer une coupe, de la porter à Sophonisbe et de lui dire : « que Masinissa aurait voulu remplir ses premiers engagements, comme une femme a droit de l’attendre d’un époux. Mais dépouillé par une autorité supérieure du droit de disposer de son sort, il lui tenait sa seconde parole et lui épargnait le malheur de tomber vivante au pouvoir des Romains. Elle saurait en pensant au général son père, à sa patrie, aux deux rois qu’elle avait épousés, prendre une noble résolution. »

Sophonisbe écouta ce message et prit le poison des mains de l’esclave : « J’accepte, dit-elle, ce présent de noces ; et je l’accepte avec reconnaissance, si c’est là tout ce que mon époux peut faire pour sa femme. Dis-lui pourtant que la mort m’eût été plus douce, si le jour de mon hymen n’avait pas été le jour de mes funérailles. »

La fierté de ce langage ne fut pas démentie par la fermeté avec laquelle elle prit la coupe fatale et la vida sans donner aucun signe d’effroi.

Source : Tite-Live - Ab Urbe condita, livre XXX 13-15