Technique, science, magie

Lorsqu’un jeune ingénieur entre dans l’industrie, il distingue vite deux univers différents. Il y a celui du laboratoire, avec les lois définies des expériences que l’on peut reproduire, avec une image du monde compréhensible. Et il y a l’univers réel, où les lois ne s’appliquent pas toujours, où les phénomènes sont parfois imprévus, où l’impossible se réalise. Si son tempérament est fort, l’ingénieur en question réagit par la colère, la passion, le désir de « violer cette garce de matière ». Ceux qui adoptent cette attitude vivent des vies tragiques. Voyez Edison, Tesla, Armstrong. Un démon les conduit. Werner von Braun essaie ses fusées sur les Londoniens, en massacre des milliers pour être finalement arrêté par la Gestapo parce qu’il avait déclaré : « Après tout, je me fous de la victoire de l’Allemagne, c’est la conquête de la Lune qu’il me faut ! ».

On dit que la tragédie était, aujourd’hui, la politique. C’est une vision périmée. La tragédie, c’est le laboratoire. C’est à de tels « magiciens » que l’on doit le progrès technique. La technique n’est nullement, pensons-nous, l’application pratique de la science. Tout au contraire, elle se développe contre la science.

L’éminent mathématicien et astronome Simon Newcomb démontre que le plus lourd que l’air ne saurait voler. Deux réparateurs de bicyclettes lui donneront tort. Rutherford, Millikan prouvent qu’on ne pourra jamais exploiter les réserves d’énergie du noyau atomique. La bombe d’Hiroshima explose. La science enseigne qu’une masse d’air homogène ne peut se séparer en air chaud et en air froid. Hilsch montre qu’il suffit de faire circuler cette masse à travers un tube approprié. La science place des barrières d’impossibilité.

L’ingénieur, comme fait le magicien sous les yeux de l’explorateur cartésien, passe à travers les barrières, par un phénomène analogue à ce que les physiciens nomment « l’effet tunnel ». Une aspiration magique l’attire. Il veut voir derrière le mur, aller sur Mars, capturer la foudre, faire de l’or. Il ne cherche ni le gain, ni la gloire. Il cherche à prendre l’univers en flagrant délit de cachotterie. Au sens jungien, c’est un archétype.

Par les miracles qu’il tente de réaliser, par la fatalité qui pèse sur lui et la fin douloureuse qui l’attend le plus souvent, il est le fils du héros des Sagas et des tragédies grecques.

Comme le magicien, il tient au secret, et comme lui encore, il obéit à cette loi de similarité que Frazer a dégagée dans son étude de la magie. À ses débuts, l’invention est une imitation du phénomène naturel. La machine volante ressemble à l’oiseau, l’automate à l’homme. Or, la ressemblance avec l’objet, l’être ou le phénomène dont il veut capter les pouvoirs, est presque toujours inutile, voire nuisible au bon fonctionnement de l’appareil inventé. Mais, comme le magicien, l’inventeur puise dans la similarité, une puissance, une volupté, qui le poussent en avant.

Le passage de l’imitation magique à la technologie scientifique pourrait être, dans bien des cas, retracé.

Exemple :
À l’origine, le durcissement superficiel de l’acier a été obtenu, dans le Proche-Orient, en plongeant une lame portée au rouge dans le corps d’un prisonnier. C’est là une pratique magique typique : il s’agit de transférer dans la lame les qualités guerrières de l’adversaire. Cette pratique fut connue en Occident par les Croisés qui avaient constaté que l’acier de Damas était en effet plus dur que l’acier d’Europe. Des expériences furent faites : on trempa l’acier dans de l’eau sur laquelle flottaient des peaux de bêtes. Le même résultat fut obtenu. Au XIXᵉ siècle, on s’aperçut que ces résultats étaient dus à l’azote organique. Au XXᵉ siècle, lorsque la liquéfaction des gaz fut au point, on perfectionna le procédé en trempant l’acier dans de l’azote liquide à basse température. Sous cette forme, la « nitruration » fait partie de notre technologie.


L’histoire n’a pas retenu son nom, c’est dommage. Il était directeur du Patent Office américain et c’est lui qui sonna le branle-bas. En 1875, il envoya sa démission au Secrétaire d’État au Commerce.
— « Pourquoi rester ? » disait-il en substance, « il n’y a plus rien à inventer. »

Douze ans après, en 1887, le grand chimiste Marcellin Berthelot écrivait :
— « L’univers est désormais sans mystère. »

Pour obtenir du monde une image cohérente, la science avait fait place nette. La perfection par l’omission. La matière était constituée par un certain nombre d’éléments impossibles à transformer les uns dans les autres. Mais tandis que Berthelot repoussait dans son savant ouvrage les rêveries alchimiques, les éléments, qui ne le savaient pas, continuaient à se transmuter sous l’effet de la radio-activité naturelle. En 1852, le phénomène avait été décrit par Reichenbach, mais aussitôt rejeté. Des travaux datant de 1870 évoquaient « un quatrième état de la matière », constaté lors de la décharge dans les gaz. Mais il fallait refouler tout mystère. Refoulement : c’est le mot. Il y a une psychanalyse à faire d’une certaine pensée du XIXᵉ siècle.

Un Allemand, nommé Zeppelin, de retour au pays après avoir combattu dans les rangs sudistes, tenta d’intéresser des industriels à la direction des ballons.
— « Malheureux ! Ne savez-vous pas qu’il y a trois sujets sur lesquels l’Académie des sciences française n’accepte plus de mémoires : la quadrature du cercle, le tunnel sous la Manche et la direction des ballons. »

Un autre Allemand, Herman Gaswindt, proposait de construire des machines volantes plus lourdes que l’air, propulsées par des fusées. Sur le cinquième manuscrit, le ministre de la Guerre allemand, après avoir pris avis des techniciens, écrivit, avec la douceur de sa race et de sa fonction :
— « Quand donc cet oiseau de malheur crèvera-t-il enfin ? »

Les Russes, eux, s’étaient débarrassés d’un autre oiseau de malheur, Kibaltchich, lui aussi partisan des machines volantes à fusées. Peloton d’exécution. Il est vrai que Kibaltchich avait usé de ses qualités de technicien pour fabriquer une bombe qui venait de découper en petits morceaux l’empereur Alexandre II. Mais il n’y avait pas de raison pour envoyer au poteau le professeur Langley, du Smithsonian Institute américain, qui proposait, lui, des machines volantes actionnées par les moteurs à explosion de fabrication toute récente. On le déshonora, on le ruina, on l’expulsa du Smithsonian.

Le professeur Simon Newcomb démontra mathématiquement l’impossibilité du plus lourd que l’air. Quelques mois avant la mort de Langley, que le chagrin tuait, un petit garçon anglais revint un jour de l’école en sanglotant. Il avait montré à ses copains une photo de maquette que Langley venait d’envoyer à son père. Il avait proclamé que les hommes finiraient par voler.

Les copains s’étaient moqués. Et l’instituteur avait dit :
— Mon ami, votre père serait donc un sot ?
Le présumé sot se nommait Herbert George Wells.

Toutes les portes se refermaient donc avec un bruit sec. Il n’y avait plus, en effet, qu’à démissionner et M. Brunetière pouvait tranquillement, en 1895, parler de « La faillite de la science ». Le célèbre professeur Lippmann, à la même époque, déclarait à l’un de ses élèves que la Physique était finie, classée, rangée, complète, et qu’il ferait mieux de s’engager sur d’autres chemins. L’élève s’appelait Helbronner et devait devenir le premier professeur de chimie-physique d’Europe, faire des découvertes remarquables sur l’air liquide, l’ultraviolet et les métaux colloïdaux. Moissan, chimiste génial, était contraint à « l’autocritique » et devait déclarer publiquement qu’il n’avait pas fabriqué de diamants, qu’il s’agissait d’une erreur expérimentale.

Inutile de chercher plus loin : les merveilles du siècle étaient la machine à vapeur et la lampe à gaz, jamais l’humanité ne ferait plus grande invention. L’électricité ? Simple curiosité technique. Un fou Anglais, Maxwell, avait prétendu qu’au moyen de l’électricité on pourrait produire des rayons lumineux invisibles : pas sérieux. Quelques années plus tard, Ambrose Bierce pourrait écrire dans son Dictionnaire du Diable :
— « On ne sait pas ce que c’est que l’électricité, mais en tout cas elle éclaire mieux qu’un cheval-vapeur et va plus vite qu’un bec de gaz. »

Quant à l’énergie, c’était une entité tout à fait indépendante de la matière, et sans mystère aucun. Elle était composée de fluides. Les fluides remplissaient tout, se laissaient décrire par des équations d’une grande beauté formelle et satisfaisaient la pensée : fluide électrique, lumineux, calorifique, etc. Une progression continue et claire : la matière avec ses trois états (solide, liquide, gazeux) et les divers fluides énergétiques, plus subtils encore que les gaz. Il suffisait de repousser comme rêverie philosophique les théories naissantes de l’atome pour conserver une image « scientifique » du monde. On était fort loin des grains d’énergie de Planck et Einstein.

L’Allemand Clausius démontrait qu’aucune source d’énergie autre que le feu n’était concevable. Et l’énergie, si elle se conserve en quantité, se dégrade en qualité. L’univers a été remonté une bonne fois, comme une horloge. Il s’arrêtera quand son ressort sera détendu. Rien à attendre, pas de surprise. Dans cet univers au destin prévisible, la vie était apparue par hasard et avait évolué par le simple jeu des sélections naturelles. Au sommet définitif de cette évolution : l’homme. Un ensemble mécanique et chimique, doté d’une illusion : la conscience. Sous l’effet de cette illusion, l’homme avait inventé l’espace et le temps : des vues de l’esprit. Si l’on avait dit à un chercheur officiel du XIXᵉ siècle que la physique absorberait un jour l’espace et le temps et que celle-ci étudierait expérimentalement la courbure de l’espace et la contraction du temps, il eût appelé la police. L’espace et le temps n’ont aucune existence réelle. Ce sont des variables de mathématicien et des sujets de réflexion gratuite pour philosophes. L’homme ne saurait avoir quelque rapport avec ces grandeurs.

En dépit des travaux de Charcot, de Breuer, d’Hyslop, l’idée de perception extra-sensorielle ou extra-temporelle est à repousser avec mépris. Pas d’inconnu dans l’univers, pas d’inconnu dans l’homme.


La biologie, elle aussi, était finie. M. Claude Bernard en avait épuisé les possibilités et l’on avait conclu que le cerveau sécrète la pensée comme le foie, la bile. Sans doute, on parviendrait à déceler cette sécrétion et à en écrire la formule chimique conformément aux jolis arrangements en hexagones immortalisés par M. Berthelot. Quand on saurait comment les hexagones de carbone s’associent pour créer l’esprit, la dernière page serait tournée.
— « Qu’on nous laisse travailler sérieusement ! Les fous à l’asile ! »

Un beau matin de 1898, un monsieur sérieux ordonna à la gouvernante de ne plus laisser lire Jules Verne à ses enfants. Ces idées fausses déformeraient les jeunes esprits. Le monsieur sérieux s’appelait Édouard Branly. Il venait de décider de renoncer à ses expériences sans intérêt sur les ondes pour devenir médecin de quartier.

Le savant doit abdiquer. Mais il doit aussi réduire à rien les « aventuriers », c’est-à-dire les gens qui réfléchissent, imaginent, rêvent. Berthelot attaque les philosophes « qui s’escriment contre leur propre fantôme dans l’arène solitaire de la logique abstraite » (voilà une bonne description d’Einstein, par exemple).

Et Claude Bernard déclare :
— « Un homme qui trouve le fait le plus simple rend plus de services que le plus grand philosophe du monde. »

La science ne saurait être qu’expérimentale. Hors d’elle, point de salut. Fermons les portes. Nul n’égalera jamais les géants qui ont inventé la machine à vapeur.

Dans cet univers organisé, compréhensible, et d’ailleurs condamné, l’homme devait se tenir à sa juste place d’épiphénomène. Pas d’utopie et pas d’espoir. Le combustible fossile s’épuisera en quelques siècles, et ce sera la fin par le froid et la famine. Jamais l’homme ne volera, jamais il ne voyagera dans l’espace. Jamais non plus il ne visitera le fond des mers. Étrange interdiction que celle de la visite des abîmes marins ! Rien n’empêchait le XIXᵉ siècle, en l’état des techniques, de construire le bathyscaphe du professeur Piccard. Rien qu’une énorme timidité, rien que le souci, pour l’homme, de « rester à sa place. »

Turpin, qui invente la mélinite, se fait promptement enfermer. Les inventeurs des moteurs à explosion sont découragés et l’on tente de montrer que les machines électriques ne sont que des formes du mouvement perpétuel. C’est l’époque des grands inventeurs isolés, révoltés, traqués. Hertz écrit à la Chambre de Commerce de Dresde qu’il faut décourager les recherches sur la transmission des ondes hertziennes : aucune application pratique n’est possible. Les experts de Napoléon III prouvent que la dynamo Gramme ne tournera jamais.

Pour les premières automobiles, pour le sous-marin, pour le dirigeable, pour la lumière électrique (une escroquerie de ce sacré Edison !), les doctes académies ne se dérangent pas. Il y a une page immortelle. C’est le compte rendu de la réception du phonographe à l’Académie des sciences de Paris :
— « Dès que la machine a émis quelques paroles, M. le secrétaire se précipite sur l’imposteur et lui serre la gorge d’une poigne de fer.
— « Vous voyez bien ! » dit-il à ses collègues.
Or, à l’étonnement général, la machine continue à émettre des sons. »


Pauvre, grand et cher Poincaré ! C’est ce maître à penser qui écrivait :
« Le bon sens à lui tout seul est suffisant pour nous dire que la destruction d’une ville par la désintégration d’un demi-kilo de métal est une impossibilité évidente. » »

Caractère limité de la structure physique de l’univers, inexistence des atomes, faibles ressources de l’énergie fondamentale, incapacité d’une formule mathématique à donner plus qu’elle ne contient, vacuité de l’intuition, étroitesse et mécanicité absolue du monde intérieur de l’homme : tel est l’esprit dans les sciences, et cet esprit s’étend à tout, crée le climat dans lequel baigne toute l’intelligence de ce siècle. Siècle petit ? Non. Grand mais étroit. Un nain qu’on a étiré.