S’imposer une vie frugale, se refuser à tout luxe, ne point posséder de richesses, ni convoiter les biens de ce monde, voilà, pour l’homme le vrai bien. Depuis l’antiquité, il est rare qu’un sage ai connu l’opulence.
En Chine vivant un homme du nom de Kyo-yû. Il n’avait rien qui lui appartînt, et comme il puisait même l’eau à la main pour boire, quelqu’un, l’ayant aperçu, lui fit tenir une gourde. Mais un jour qu’il l’avait pendue à une branche et qu’elle bruissait au souffle du vent, importuné, il la jeta. Et il recommença de boire au creux de sa main. Au fond de ce cœur, quelle fraîcheur !
Son-shin, aux mois d’hiver, n’avait point de couvertures mais seulement une botte de paille, sur laquelle il couchait la nuit, et qu’il rangeait le matin venu.
Les Chinois voyaient là d’admirables exemples, et c’est pourquoi ils les relatèrent par écrit aux siècles futurs. Ici, on ne les eût même point rapportés oralement.
Un petit voyage, n’importe où, voilà qui réveille l’esprit. A visiter les alentours, de-ci, de-là, lieux rustiques, hameaux de montagne, on découvre une foule de curiosités. On profite d’une chance du courrier pour une lettre à la Capitale : « N’oubliez pas, à l’occasion, ceci ou cela… », comme c’est charmant d’écrire ces choses. Car c’est en de tel endroits qu’on pense à mille détails. Jusqu’aux objets qu’on porte avec soi, tout ce qui est bon paraît meilleur, et les hommes de talent, les personnes de bel aspect semblent aussi redoubler de charme. Il est enfin également bon de faire une retraite secrète dans quelque temple bouddhique ou dans un sanctuaire Shintô.
Aux heures de recueillement, mille souvenirs du temps passé ne laissent point de vous envahir d’une invincible nostalgie. Apres que tous se sont assoupis, quand, pour occuper la longueur des nuits, on fait quelques rangements et déchire des brouillons qu’on ne veut plus conserver, voici que se découvre un lambeau d’écriture, un dessin griffonné jadis par quelqu’un qui n’est plus, et l’on est tout entier repris par l’atmosphère de cet instant.
La lettre même d’une personne vivante, si elle surgit d’un passé lointain, il est émouvant de se rappeler en quelle année, en quelles circonstances elle a été écrite.
Il n’est jusqu’aux objets longtemps accoutumés qui, même privés de sentiment, par leur permanence inchangée, ne réveillent mon attachement.
L’évêque Ryôgaku, frère aîné de Kinyo, qui occupait un second rang à la Cour, était, parait-il, un personnage fort irascible. Comme il poussait un micocoulier dans le voisinage de son monastère, les gens l’avaient surnomme « l’Évêque du Micocoulier ». Un tel titre ne lui convenant pas, il fit abattre l’arbre en cause. Mais la racine restait : il fut donc appelé « l’Évêque de la souche ». Plus que jamais en rage, il fit derechef arracher et jeter au diable cette souche. Mais cela faisait un trou d’eau : notre homme devint dès lors « l’Évêque à la mare ».
En toute chose, il est bon de se comporter avec réserve. Un homme raffiné se vantera-t-il de ce qu’il sait, puisqu’il le sait ?
Ce sont surtout les gens qui viennent de sortir du fond de la campagne dont les réparties nous feraient croire qu’ils sont passés maîtres en tous domaine. Il y a des cas où ils nous persuadent et nous amènent à dire : « Sans doute. » Ces airs satisfaits qu’ils affichent sont bien vulgaires.
Des domaines qu’on connaît à fond, il vaut mieux ne pas parler si personne ne vous pose de questions.
Un homme, apprenant le tir à l’arc, faisait face à la cible avec deux flèches en main. « Un débutant », lui dit son maître, « ne doit jamais avoir deux flèches, car, comptant sur la seconde, il en négligera la première. A chaque coup, une fois pour toutes, il faut voir dans cette unique flèche celle de la décision. » Sans doute, n’ayant que deux flèches, nul n’irait-il, sous les yeux du maître, faire exprès l’étourdi avec l’une d’elles. Mais il y a relâchement, et n’en eût-on soi-même point conscience, le maître, lui, en est conscient. C’est là un avertissement qui vaut en mille occasions. L’homme qui se consacre à l’étude, comptant au soir sur demain matin, et au matin sur le soir à venir, se propose de répéter avec soin l’exercice ? Comment donc, à plus forte raison, avoir conscience du relâchement qui se glisse dans un seul instant ? Et pourquoi est-il tellement difficile de rien exécuter tout de suite, sur-le-champ ?
Un homme qui avait acquis de la célébrité au point d’être surnommé : « Le grimpeur d’arbres », dirigeait le travail d’un ouvrier qu’il avait fait monter sur un grand arbre pour y émonder des rameaux. Tant que le travail paraissait dangereux, l’homme ne disait rien. Au moment de la descente, quand l’ouvrier arriva à hauteur des auvents de la maison, il lui adressa la parole. « Attention au faux pas ! Descends avec prudence ! »
Je me pris à lui dire : « A partir de cette hauteur, on pourrait certainement sauter. Pourquoi cette recommandation d’une descente prudente ? ».
« Précisément, reprit cet homme, quand on a le vertige, quand les branches sont peu sûres, on craint par soi-même et je n’ai rien à dire. On fait toujours des erreurs quand on arrive aux endroits faciles. »
C’était un homme de petite valeur et de basse classe, mais sa parole se trouve en accord avec les enseignements des sages. N’est-ce pas comme dans le jeu de la balle au pied ? Quand on réussit un coup astucieux dans un moment difficile, on croit que tout sera facile par la suite, et la balle, dit-on, toujours manquée, retombera.
Un homme, voulant passer maître dans un art quelconque se dit souvent : « Tant que je ne saurai bien faire, je me garderai de laisser connaitre mes imperfections. Mais si, en secret, je deviens maître et que je me manifeste devant tous, quel trait d’élégance ! »
Or, ceux qui parlent ainsi n’arrivent jamais à la maîtrise.
Par contre, celui qui, lorsqu’il n’est encore qu’un petit apprenti, se mêle aux habiles et s’applique à se perfectionner sans souci ni de honte, ni de médisances, ni de mépris, même s’il manque de dons naturels, mais à condition de ne jamais s’arrêter à mi-chemin, de persévérer sans caprices pendant des années, cet homme-là arrivera en fin de compte, et mieux que le concurrent doué mais sans application, au rang de maître, reconnu dans le monde, célèbre et incomparable.
Les plus grands maîtres d’aujourd’hui, selon la légende, ont été, dans leurs débuts, maladroits et pleins de graves défaut. Cependant, comme ils n’ont jamais enfreint les règles de leur art, comme, dans leur respect, ils n’ont jamais agi selon leur propre fantaisie, ils sont devenus grands dans le monde et ils servent de modèles aux autres.
Tout cela est vrai de tous les arts.
Lorsque gens du monde se rencontrent, il n’est d’instant où ils se taisent : toujours des paroles ! Quand on y prête l’oreille, ce ne sont pour la plupart que propos inutiles, — rumeurs du monde, bien et mal d’autrui, où eux-mêmes comme les autres ont tout à perdre et peu à gagner. Occupés à ces bavardages, ils n’en voient point l’inutilité.
Source : Urabe Kenkô - Les Heures oisives