Lorsqu’il eut appris la mort de son père, il accourut à Tyane. Il l’inhuma de ses propres mains près du tombeau de sa mère (elle était morte, elle aussi, depuis peu de temps) et partagea ses biens, qui étaient considérables, avec son frère, qui était sans retenue et porté sur la boisson. Ce frère avait vingt-trois ans et était en âge de ne plus être confié à un tuteur ; de son côté, Apollonios en avait vingt et les lois le soumettaient à des tuteurs. Après avoir donc fait un nouveau séjour à Aigai et transformé le sanctuaire en Lycée et en Académie (car y résonnait le son de toute philosophie), il revint à Tyane une fois mature et maître de ses biens. On lui dit qu’il lui incombait de réprimander son frère et de changer ses manières :
« Voilà qui semblera audacieux, répondit-il, car comment un jeune homme comme moi pourrait-il réprimander plus vieux que lui ? Mais je ferai ce qui est en mon pouvoir pour le guérir de ces maux. »
Et de lui donner aussitôt la moitié de sa propre part d’héritage, en affirmant que son frère avait besoin de plus de biens, mais lui-même de peu. Il attira son attention et l’amena savamment à se laisser persuader par ses réprimandes.
« Notre père, lui dit-il alors, a trépassé, lui qui nous éduquait et nous admonestait. Il ne me reste que toi et ne te reste sans doute que moi. Dès lors, s’il m’arrive à moi de commettre une faute, deviens mon conseiller et guéris-moi de mes maux, mais si c’est à toi qu’il arrive d’en commettre une, supporte que je t’instruise. »
Et de même que l’on caresse les chevaux rétifs et indociles, il le conduisit sur le chemin de la persuasion et le recadença de ses fautes, qui étaient nombreuses — il s’abandonnait en effet aux dés et au vin, et courait les courtisanes, se targuant de sa chevelure qu’il parait de teintures se pavanant et marchant avec hauteur. Une fois que ses relations avec son frère se portèrent bien, Apollonios se tourna ensuite vers les autres membres de sa famille et gagna la faveur de ceux qui, parmi eux, étaient dans le besoin en leur donnant le reste de ses biens, ne se gardant pour lui-même qu’une petite part. Selon lui, quand Anaxagore de Clazomènes avait laissé ses terres aux troupeaux et au petit bétail, il s’était davantage montré philosophe envers les animaux qu’envers les humains ; quant à Cratès de Thèbes, qui avait jeté ses biens à la mer, il n’avait été utile ni aux humains ni aux animaux.
Un jour qu’il s’apprêtait à partir chasser les bêtes enfermées dans les parcs où les barbares gardent en réserve lions, ours et panthères, le roi souhaita qu’Apollonios chassât à ses côtés, mais celui-ci répondit :
« As-tu oublié, ô roi, que, même quand tu sacrifies, je ne suis pas à tes côtés ? D’ailleurs, ce n’est pas un plaisir de s’en prendre à des bêtes qu’on a torturées et assujetties contre leur nature. »
Une autre fois, le roi lui demanda comment gouverner avec fermeté et ténacité :
« En honorant bien des sujets, répondit-il alors, mais en ne se fiant qu’à peu d’entre eux. »
Un autre jour, le roi lui montra la galerie sous l’Euphrate :
« Quel est ton point de vue sur cet admirable prodige ? », lui demanda-t-il.
Rabaissant l’exceptionnalité de l’œuvre, il répondit :
« Le prodige, ô roi, serait que vous puissiez traverser un fleuve aussi profond et infranchissable en allant à pied. »
De même, quand il lui montra les remparts d’Ecbatane et déclara que des dieux, c’était là la résidence :
« Des dieux ? Non, ce n’est absolument pas la résidence ! répondit-il. D’hommes ? Je ne sais pas ; car les Lacédémoniens, ô roi, résident dans une cité sans rempart. »
En Outre, après avoir jugé un procès entre des bourgades, celui-ci se targuait auprès d’Apollonios d’avoir, en deux journées d’audience, su rendre justice :
« Tu es lent, répliqua-t-il, à trouver ce qui est juste. »
Enfin, un jour que des sommes d’argent vinrent en masse de son royaume, il ouvrit les salles aux trésors et montra son argent au grand homme pour l’amener insidieusement à un désir de richesse. Mais lui ne fut pris d’admiration pour rien de ce qu’il voyait :
« Pour toi, dit-il, ô roi, c’est de l’argent, mais pour moi, de la paille. — Mais que puis-je faire, demanda l’autre, pour bien m’en servir ? — T’en servir, répondit-il, car tu es roi. »
En outre, de quelle manière une cité pouvait-elle être administrée de pied ferme ? Voilà ce dont il philosophait avec les habitants de Smyrne, les voyant qui avaient des divergences entre eux et ne se mettaient pas d’accord dans leurs avis : aussi déclarait-il que, pour être correctement administrée, la cité avait besoin d’une concorde pleine de dissensions ; mais cette parole, ainsi formulée, sembla dépourvue de crédibilité et contraire à toute cohérence, et Apollonios comprit que la multitude ne suivait pas son propos :
« Le blanc, dit-il alors, et le noir ne sauraient jamais être la même chose, pas plus qu’au sucré l’amer ne saurait sainement être mélangé ; mais la concorde, elle, saura être pleine de dissensions pour le salut des cités.
« Ce que je raconte, pensons-le comme tel. D’un côté, la dissension qui conduit aux épées et à se lapider les uns les autres, gardons-là loin de la cité, qui a besoin d’élever des enfants, de lois et de vrais hommes sur lesquels reposent paroles et actions ! De l’autre côté, la compétition qui oppose les uns aux autres au nom du collectif — et c’est là le moyen pour que l’un puisse exprimer un avis meilleur qu’un autre avis, pour que tel autre puisse se placer à la tête du pouvoir mieux qu’autrui, pour que tel autre puisse servir d’ambassadeur, pour que tel autre puisse achever la construction de bâtiments de façon plus illustre que l’inspectorat d’un autre — voilà, je crois, une discorde bienfaisante et une dissension qui oppose les uns aux autres au nom du collectif.
« Que chacun, en s’occupant d’une tâche différente, contribue à l’intérêt de la cité semblait autrefois bien niais aux Lacédémoniens (car ils travaillaient dur pour les arts guerriers, consacraient tous leur force à cette activité et ne s’adonnaient qu’à elle seule) ; quant à moi, le mieux, me semble-t’il, c’est que chacun accomplisse ce qu’il sait faire et ce qu’il est capable de faire. Si en effet, à l’avenir, l’un est admiré pour son art de conduire le peuple, tel autre pour sa sagesse, tel autre pour s’enrichir en faveur du collectif, tel autre pour être implacable et non pas complaisant avec les fautifs, tel autre pour ne pas être accusé d’avoir les mains sales, la cité sera assise en bonne posture, ou plutôt se dressera bien haut. »
Quant aux actions de notre grand homme à Olympie, les voici : Apollonios s’acheminait vers Olympie quand lui tombèrent dessus des ambassadeurs de Lacédémone pour l’inviter à se joindre à eux ; cependant, il apparaissait, les concernant, qu’ils n’avaient rien de laconien — au contraire, ils étaient de mœurs trop délicates pour eux-mêmes et ils étaient tout pleins de sybaritisme. Quand il vit des hommes qui avaient les jambes soyeuses, les cheveux huileux, et qui n’étaient même pas pourvus de barbe, mais qui, de surcroît, avaient des vêtements de mollasson, il envoya aux éphores une lettre d’une teneur telle que ces derniers firent promulguer un décret au nom du peuple où ils excluaient l’emplâtre de poix des bains, où ils expulsaient les épileuses et où ils remettaient toute chose dans l’ancienne situation ; de là, les palestres refleurirent, et les exercices sérieux, et les repas collectifs furent de retour, et elle redevint, Lacédémone, semblable à elle-même. Quand il apprit qu’ils avaient remis les mœurs maison sur le droit chemin, il leur envoya une lettre depuis Olympie qui était plus brève que la dépêche de Laconie ; la voici :
« Apollonios aux éphores, salutations !
« La marque des hommes ? c’est de faire des erreurs. Celle des nobles ? tout en les faisant, de s’en apercevoir. Celle des Lacédémoniens ? de les corriger aussi. »
Voici encore l’un des épisodes à Lacédémone : il parvint aux Lacédémoniens une lettre de la part de l’empereur, qui apportait une réprimande à leur collectivité sous prétexte qu’ils avaient un comportement outrageant qui outrepassait la liberté ; or c’est à la suite de calomnies de la part du gouverneur de Grèce que cette missive leur avait été envoyée. Alors, les Lacédémoniens étaient tenus par l’embarras et Sparte se querellait avec elle-même : faut-il plutôt lui envoyer une lettre où ils conjurent la colère de l’empereur, ou plutôt dans laquelle ils le prennent de haut ? Face à ces questions, ils firent alors d’Apollonios leur conseiller concernant le caractère de la lettre ; lui, lorsqu’il les vit désunis, s’avança devant leur collectivité et dit d’un style concis comme suit :
« Palamède a découvert l’écriture non pas pour écrire seulement, mais aussi pour savoir ce qu’il ne faut pas écrire. »
De cette façon, il évita aux Lacédémoniens de se voir ni hardis ni lâches.
Source : Philostrate - Vie d'Apollonios de Tyane