Villiers de L’Isle-Adam – L’Ève future

Oh ! qui donc serait assez étrange, sous le soleil, pour essayer de s’imaginer qu’il ne joue pas la comédie jusqu’à la mort ? Ceux-là seuls qui ne savent pas leurs rôles prétendent le contraire. Tout le monde la joue ! forcément ! Et chacun avec soi-même. Être sincère ? Voilà le seul rêve tout à fait irréalisable. Sincère ! Comment serait-ce possible, puisqu’on ne sait rien ? puisque personne n’est, vraiment, persuadé de rien ! puisque l’on ne se connaît pas soi-même ? ― L’on voudrait convaincre son prochain que l’on est, soi-même, convaincu d’une chose ― (alors que, dans la conscience mal étouffée, l’on entend, l’on voit, l’on sent le douteux de cette même chose) ! ― Et pourquoi ? Pour se magnifier d’une foi d’ailleurs toute fictive, dont personne n’est dupe une seconde et que l’interlocuteur ne feint d’admettre… qu’afin qu’il lui soit rendu la pareille tout à l’heure. Comédie, vous dis-je. Mais si l’on pouvait être sincère, aucune société ne durerait une heure, ― chacun passant l’existence à se donner de perpétuels démentis, vous le savez ! Je défie l’homme le plus franc d’être sincère une minute sans se faire casser la figure ou se trouver dans la nécessité de la briser à ses semblables. Encore une fois, que savons-nous, pour oser émettre une opinion sur quoi que ce soit qui ne soit pas relative à mille influences de siècle, de milieux, de dispositions d’esprit, etc. ― En amour ? Ah ! si deux amants pouvaient jamais se voir réellement, tels qu’ils sont, et savoir, réellement, ce qu’ils pensent ainsi que la façon dont ils sont conçus l’un par l’autre, leur passion s’envolerait à la minute ! Heureusement pour eux ils oublient toujours cette loi physique inéluctable : « deux atomes ne peuvent se toucher. » Et ils ne se pénètrent que dans cette infinie illusion de leur rêve, incarnée dans l’enfant, et dont se perpétue la race humaine.

Sans l’illusion, tout périt. On ne l’évite pas. L’illusion, c’est la lumière ! Regardez le ciel au-dessus des couches atmosphériques de la terre, à quatre ou cinq lieues, seulement, d’élévation : vous voyez un abîme couleur d’encre, parsemé de tisons rouges de nul éclat. Ce sont donc les nuages, symboles de l’Illusion, qui nous font la Lumière ! Sans eux, les Ténèbres. Notre ciel joue donc lui-même la comédie de la Lumière ― et nous devons nous régler sur son exemple sacré.

Quant aux amants, dès qu’ils croient seulement se connaître, ils ne demeurent plus attachés l’un à l’autre que par l’habitude. Ils tiennent à la somme de leurs êtres et de leurs imaginations dont ils se sont réciproquement imbus ; ils tiennent au fantôme qu’ils ont conçu, l’un d’après l’autre, en eux-mêmes, ces étrangers éternels ! mais ils ne tiennent plus l’un à l’autre tels qu’ils se sont reconnus être. ― Comédie inévitable ! vous dis-je. Et quant à celle que vous aimez, puisque ce n’est qu’une comédienne, puisqu’elle n’est digne d’admiration pour vous que lorsqu’elle « joue la comédie » et qu’elle ne vous charme, absolument, que dans ces instants-là, ― que pouvez-vous demander de mieux que son andréïde, laquelle ne sera que ces instants figés par un grand sortilège ?


Ces sortes d’êtres féminins en effet, ― c’est-à-dire celles qui ne sont abaissantes et fatales que pour des hommes d’une rare et droite nature, ― savent, d’instinct, graduer à cet amant les découvertes de toutes leurs vacuités de la manière la plus ingénieuse : les simples passants n’ayant pas même le temps d’en apercevoir le nombre et la gravité. ― Elles accoutument sa vue, par d’insensibles dégradations de teintes, à une lumière douceâtre qui en déprave la rétine morale et physique. Elles ont cette secrète propriété de pouvoir affirmer chacune de leurs laideurs avec tant de tact que celles-ci en deviennent des avantages. Et elles finissent par faire ainsi passer, insensiblement, leur réalité (souvent affreuse) dans la vision initiale (souvent charmante) qu’elles en ont donnée. L’habitude vient, avec tous ses voiles ; elle jette sa brume ; l’illusion s’empire : ― et l’envoûtement devient irrémédiable.

Cette œuvre semble dénoncer une grande finesse d’esprit, une intelligence des plus habiles ? ― mais c’est là une illusion aussi grande que l’autre.

Ces sortes d’êtres ne savent que cela, ne peuvent que cela, ne comprennent que cela. Ils sont étrangers à tout le reste, ― qui ne les intéresse pas. C’est de la pure animalité.

Tenez : l’abeille, le castor, la fourmi, font des choses merveilleuses, mais ils ne font que cela et n’ont jamais fait autre chose. L’animal est exact, la naissance lui confère avec la vie cette fatalité. Le géomètre ne saurait introduire une seule case de plus dans une ruche, et la forme de cette ruche est, précisément, celle qui, dans le moindre espace, peut contenir le plus de cases. Etc. L’Animal ne se trompe pas, ne tâtonne pas ! L’Homme, au contraire (et c’est là ce qui constitue sa mystérieuse noblesse, sa sélection divine), est sujet à développement et à erreur. Il s’intéresse à toutes choses et s’oublie en elles. Il regarde plus haut. Il sent que lui seul, dans l’univers, n’est pas fini. Il a l’air d’un dieu qui a oublié. Par un mouvement naturel ― et sublime ! ― il se demande où il est ; il s’efforce de se rappeler où il commence. Il se tâte l’intelligence, avec ses doutes, comme après on ne sait quelle chute immémoriale. Tel est l’Homme réel. Or, le propre des êtres qui tiennent encore du monde instinctif, dans l’Humanité, c’est d’être parfaits sur un seul point, mais totalement bornés à celui-là.

Telles ces « femmes », sortes de Stymphalides modernes pour qui celui qu’elles passionnent est simplement une proie vouée à tous les asservissements. Elles obéissent, fatalement, à l’aveugle, à l’obscur assouvissement de leur essence maligne.

Ces êtres de rechute, pour l’Homme, ― ces éveilleuses de mauvais désirs, ces initiatrices de joies réprouvées, peuvent glisser, inaperçues, et, même, en laissant un souvenir agréable, entre les bras de mille passagers insoucieux dont le caprice les effleure : elles ne sont effroyables que pour qui s’y attarde, exclusivement, jusqu’à contracter en son cœur le vil besoin de leur étreinte.

Malheur à qui s’habitue au bercement de ces endormeuses de remords ! Leur nocuité s’autorise des plus captieux, des plus paradoxaux, des plus anti-intellectuels moyens séductifs pour intoxiquer, peu à peu, de leur charme mensonger, le point faible d’un cœur intègre et pur jusqu’à leur survenance maudite.

Certes, en tout homme, dorment, virtuels, tous les salissants désirs que couvent les fumées du sang et de la chair ! Certes, puisque mon ami Edward Anderson succomba, c’est que le germe en était dans son cœur, comme en des limbes ― et je ne l’excuse ni ne le juge ! Mais je déclare, avant tout, passible d’une capitale pénalité, l’être pestilent dont la fonction fut d’en faire éclore, savamment, l’hydre aux mille têtes. Non, cet être ne fut point, pour lui, cette Ève ingénue que l’amour, ― fatal, sans doute ! ― mais, enfin, que l’amour égara vers cette Tentation qui, pensait-elle, devait grandir, jusqu’à l’état divin, son compagnon de paradis !.. Ce fut l’intruse consciente, désirant d’une façon secrète et natale, ― pour ainsi dire malgré elle, enfin, ― la simple régression vers les plus sordides sphères de l’Instinct et l’obscurcissement d’âme définitif de celui… qu’elle ne tentait qu’afin de pouvoir en contempler, un jour, d’un air d’infatuée satisfaction, la déchéance, les tristesses et la mort.

Oui : telles sont ces femmes ! jouets sans conséquences pour le passant, mais redoutables pour ces seuls hommes, parce qu’une fois aveuglés, souillés, ensorcelés par la lente hystérie qui se dégage d’elles, ces « évaporées » ― accomplissant leur fonction ténébreuse, en laquelle elles ne sauraient éviter elles-mêmes de se réaliser, ― les conduisent, forcément, en épaississant, d’heure en heure, la folie de ces amants, soit jusqu’à l’anémie cérébrale et le honteux affaissement dans la ruine, soit jusqu’au suicide hébété d’Anderson.

Seules, elles conçoivent l’ensemble de leur projet. Elles offrent, d’abord, comme une pomme insignifiante, un semblant de plaisir inconnu, ― ignominieux déjà, cependant ! ― et que l’Homme, au fond, n’accepte de commettre qu’avec un sourire faible et trouble et, d’avance, un remords. Comment se défier absolument, ― pour si peu ! ― de ces illicébrantes mais détestables amies, qui sont, chacune pour chacun, celle, entre toutes, qu’il ne faut pas rencontrer ! Leurs protestations et leurs instances, ― si subtiles, si artificieuses qu’on n’en distingue plus le métier ― l’obligent, presque… (ah ! je dis presque ! ― tout est dans ce mot, pour moi !) ― de s’asseoir avec elles à cette table où, bientôt, le démon de leur mauvaise essence les contraint, s’il faut tout dire, elles aussi, de ne verser à cet homme que du poison. Dès lors, c’en est fait : l’œuvre est commencée : la maladie suivra son cours. Un Dieu seul peut le sauver. Par un miracle.

En conclusion de tels faits, dûment analysés, édictons le draconien décret suivant :

Ces femmes neutres dont toute la « pensée » commence et finit à la ceinture, ― et dont le propre est, par conséquent, de ramener au point précis où cette ceinture se boucle, toutes les pensées de l’Homme, alors que cette même ceinture n’enserre, luxurieusement (et toujours !) qu’un méchant ou intéressé calcul, ― ces femmes, dis-je, sont moins distantes, en réalité, de l’espèce animale que de la nôtre. Par ainsi, étant tenu compte d’un scrupule, l’homme digne du nom d’homme a droit de haute et basse justice sur ce genre d’êtres féminins, au même titre qu’il se l’arroge sur les autres individus du règne animal.


Et puis, la « conscience » d’une femme ! ― d’une mondaine, veux-je dire !… ― Oh ! oh ! comme vous y allez ! C’est une idée qui fut capable de faire hésiter un concile. Une femme ne discerne que selon ses velléités et se conforme, en ses « jugements » à l’esprit de celui qui lui est sympathique. ― Une femme peut se remarier dix fois, être toujours sincère et dix fois différente. ― Sa Conscience, dites-vous ?… Mais ce don de l’Esprit-saint, la Conscience, se traduit, tout d’abord, par l’aptitude à l’Amitié-intellectuelle. Tout jeune homme, qui, du temps des anciennes républiques, ne pouvait, à vingt ans, justifier d’un ami, d’un second lui-même, était déclaré sans conscience, infâme, en un mot. On cite, dans l’Histoire, mille exemples d’admirables amis : Damon et Pythias, Pylade et Oreste, Achille et Patrocle, etc. Citez-moi deux femmes amies, dans toute l’Histoire humaine ? Chose impossible. Pourquoi ? ― Parce que la femme se reconnaît trop inconsciente, en sa semblable, pour en être dupe jamais. ― Il suffit de remarquer, d’approfondir le regard dont une moderne, en se retournant, considère la robe de celle qui a passé auprès d’elle, pour en être à tout jamais persuadé. ― Parce qu’en elle, au point de vue passionnel, une vanité des vanités prime ou vicie intimement les meilleurs mobiles et qu’être aimée n’est (malgré toutes ses protestations) presque toujours que secondaire pour elle. Ce n’est qu’être préférée qu’elle désire. Voilà l’unique mot de ce sphinx. C’est pour cela que chacune d’entre nos belles civilisées, sauf peu d’exceptions, dédaigne toujours un peu celui qui l’aime, parce que celui-ci est coupable, par cela seul, du crime inexpiable de ne pouvoir plus la comparer avec d’autres. ― Au fond, l’amour moderne, s’il n’est pas seulement (comme le prétend toute la Physiologie actuelle) une simple question de muqueuses, est, au point de vue de la science physique, une question d’équilibre entre un aimant et une électricité. Donc, la Conscience, sans être tout à fait étrangère à ce phénomène, n’y est peut-être indispensable que dans l’un des deux pôles : ― axiome que mille faits, notamment la Suggestion, démontrent tous les jours. Ainsi, vous suffirez. ― Mais je m’arrête, se reprit Edison, en riant. Ce que je dis me semble impertinent pour bien des vivantes. Heureusement nous sommes seuls.


Toutefois, et depuis les premiers jours, je résistais vainement à l’obsession d’une étrange évidence qui m’apparaissait en cette jeune femme. Je voulais douter du sentiment que ses paroles et ses actes me laissaient d’elle à chaque instant ! Je m’accusais d’inintelligence plutôt que d’admettre leur signification et j’avais recours à toutes les circonstances atténuantes que fournit la raison pour en détruire l’importance en ma pensée. ― Une femme ! N’est-ce pas une enfant troublée de mille inquiétudes, sujette à toutes influences ? Ne devons-nous pas accueillir toujours avec l’indulgence la plus amie et de notre meilleur sourire les semblants de ses tendances fantasques, les inconstances de ses goûts, pour une ombre aussi changeants que le chatoiement d’un plumage ? Cette instabilité fait partie du charme féminin. Une joie naturelle doit nous porter, au contraire, à doucement reprendre, à transfigurer par mille transitions lentes ― et dont elle nous aime davantage, les devinant, ― à guider, enfin, un être frêle, irresponsable et délicat qui, de lui-même et par instinct, demande appui. ― Donc, était-il sage de juger aussi vite et sans réserve une nature dont l’amour pouvait bientôt (et ceci dépendait de moi) modifier les pensées jusqu’à les rendre le reflet des miennes ?

Certes, je me disais cela ! Cependant, je ne pouvais oublier qu’en tout être vivant il est un fond indélébile, essentiel, qui donne à toutes les idées, même les plus vagues, de cet être et à toutes ses impressions, versatiles ou stables, ― quelques modifications qu’elles puissent extérieurement subir, ― l’aspect, la couleur, la qualité, le caractère, enfin, sous lesquels, seulement, il lui est permis d’éprouver et de réfléchir. Appelons ce substrat l’âme, si vous voulez.

Or, entre le corps et l’âme de miss Alicia, ce n’était pas une disproportion qui déconcertait et inquiétait mon entendement : c’était un disparate.

À ce mot de lord Ewald, on eût dit que le visage d’Edison s’inondait d’une pâleur soudaine : il eut un mouvement et un regard d’une surprise ― qui pouvait être de la stupeur. Mais il ne risqua aucune parole d’interruption.

― En effet, continua le jeune lord, les lignes de sa beauté divine semblaient lui être étrangères ; ses paroles paraissaient dépaysées et gênées dans sa voix. Son être intime s’accusait comme en contradiction avec sa forme. On eût dit que non seulement son genre de personnalité était privé de ce que les philosophes appellent, je crois, le médiateur plastique, mais qu’elle était enfermée, par une sorte de châtiment occulte, dans le démenti perpétuel de son corps idéal. Le phénomène, de temps à autre (et, tout à l’heure, j’essaierai de vous en donner la sensation par une analyse de faits) était si apparent, à tout instant, que j’en venais à le trouver… je dirai presque incontestable. Oui, parfois, il m’arrivait d’imaginer, très sérieusement, que, dans les limbes du Devenir, cette femme s’était égarée en ce corps, ― et qu’il ne lui appartenait pas.

― C’est une supposition bien excessive, répondit Edison ; cependant, presque toutes les femmes, ― pendant qu’elles sont belles, ce qui leur passe vite ― évoquent des sensations analogues, surtout chez ceux qui aiment pour la première fois.