Volney – Méditation sur les révolutions des empires

Et après quelques moments de silence, le Génie reprit en ces termes : « Je te l’ai dit, ô ami de la vérité ! l’homme reporte en vain ses malheurs à des agents obscurs et imaginaires ; il cherche en vain à ses maux des causes mystérieuses… Dans l’ordre général de l’univers, sans doute sa condition est assujettie à des inconvénients ; sans doute son existence est dominée par des puissances supérieures ; mais ces puissances ne sont ni les décrets d’un destin aveugle, ni les caprices d’être fantastiques et bizarres : ainsi que le monde dont il fait partie, l’homme est régi par des lois naturelles, régulières dans leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence ; et ces lois, source commune des biens et des maux, ne sont point écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux : inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur existence, en tout temps, en tout lieu elles sont présentes à l’homme , elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et portent à chaque action sa peine et sa récompense. Que l’homme connaisse ces lois, qu’il comprenne la nature des êtres qui l’environnent, et sa propre nature, et il connaîtra les auteurs de sa destinée ; il saura quelles sont les causes de ses maux, et quels peuvent en être les remèdes.

« Quand la puissance secrète qui anime l’univers forma le globe que l’homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des propriétés essentielles, qui deviennent la règle de leurs mouvements individuels, le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l’harmonie de l’ensemble ; par là, elle établit un ordre régulier de causes et d’effets, de principes et de conséquences, lequel, sous une apparence de hasard, gouverne l’univers et maintient l’équilibre du monde : ainsi, elle attribua au feu le mouvement et l’activité ; à l’air, l’élasticité ; la pesanteur et la densité à la matière ; elle fit l’air plus léger que l’eau, le métal plus lourd que la terre, le bois moins tenace que l’acier ; elle ordonna à la flamme de monter, à la pierre de descendre , à la plante de végéter ; à l’homme, voulant l’exposer au choc de tant d’êtres divers, et cependant préserver sa vie fragile, elle lui donna la faculté de sentir. Par cette faculté, toute action nuisible à son existence lui porta une sensation de mal et de douleur ; et toute action favorable, une sensation de plaisir et de bien-être. Par ces sensations, l’homme, tantôt détourné de ce qui blesse ses sens, et tantôt entraîné vers ce qui les flatte, a été nécessité d’aimer et de conserver sa vie.

Ainsi, l’amour de soi, le désir du bien-être, l’aversion de la douleur, ont été les lois essentielles et primordiales imposées à l’homme par la Nature même ; les lois que la puissance ordonnatrice quelconque a établies pour le gouverner, et qui, semblables à celles du mouvement dans le monde physique, sont devenues le principe simple et fécond de tout ce qui s’est passé dans le monde moral.

« Telle est donc la condition de l’homme : d’un côté, soumis à l’action des éléments qui l’environnent, il est assujetti à plusieurs maux inévitables ; et si dans cet arrêt la Nature s’est montrée sévère, d’autre part, juste et même indulgente, elle a non seulement tempéré ces maux par des biens équivalents, elle a encore donné à l’homme le pouvoir d’augmenter les uns et d’alléger les autres; elle a semblé lui dire : « Faible ouvrage de mes mains, je ne te dois rien, et je te donne la vie ; le monde où je te place ne fut pas fait pour toi, et cependant je t’en accorde l’usage ; tu le trouveras mêlé de biens et de maux : c’est à toi de les distinguer, c’est à toi de guider tes pas dans des sentiers de fleurs et d’épines. Sois l’arbitre de ton sort ; je te remets ta destinée…. Oui, l’homme est devenu l’artisan de sa destinée ; lui-même a créé tour à tour les revers ou les succès de sa fortune ; et si, à la vue de tant de douleurs dont il a tourmenté sa vie, il a lieu de gémir de sa faiblesse ou de son imprudence, en considérant de quels principes il est parti et à quelle hauteur il a su s’élever, peut-être a-t-il plus droit encore de présumer de sa force et de s’enorgueillir de son génie.


Les hommes sont-ils encore dans les forêts, manquant de tout, ignorants, féroces , stupides ? Les nations sont-elles encore toutes à ces temps où, sur le globe, l’œil ne voyait que des brigands brutes ou de brutes esclaves ? Si, dans un temps, dans un lieu, des individus sont devenus meilleurs, pourquoi la masse ne s’améliorerait-elle pas ? Si des sociétés partielles se sont perfectionnées, pourquoi ne se perfectionnerait pas la société générale ? Et si les premiers obstacles sont franchis, pourquoi les autres seraient-ils insurmontables ?

« Voudrais-tu penser que l’espèce va se détériorant ? Garde-toi de l’illusion et des paradoxes du misanthrope : l’homme mécontent du présent suppose au passé une perfection mensongère qui n’est que le masque de son chagrin. Il loue les morts en haine des vivants, il bat les enfants avec les ossements de leurs pères.

« Pour démontrer une prétendue perfection rétrograde, il faudrait démentir le témoignage des faits et de la raison ; et s’il reste aux faits passés de l’équivoque, il faudrait démentir le fait subsistant de l’organisation de l’homme ; il faudrait prouver qu’il naît avec un usage éclairé de ses sens ; qu’il sait, sans expérience, distinguer du poison l’aliment ; que l’enfant est plus sage que le vieillard, l’aveugle plus assuré dans sa marche que le clairvoyant ; que l’homme civilisé est plus malheureux que l’anthropophage ; en un mot, qu’il n’existe pas d’échelle progressive d’expérience et d’instruction.

« Jeune homme, crois-en la voix des tombeaux et le témoignage des monuments : des contrées, sans doute, ont déchu de ce qu’elles furent à certaines époques ; mais si l’esprit sondait ce qu’alors même furent la sagesse et la félicité de leurs habitants, il trouverait qu’il y eut dans leur gloire moins de réalité que d’éclat ; il verrait que, dans les anciens États, même les plus vantés, il y eut d’énormes vices, de cruels abus, d’où résulta précisément leur fragilité ; qu’en général les principes des gouvernements étaient atroces ; qu’il régnait de peuple à peuple un brigandage insolent, des guerres barbares, des haines implacables ; que le droit naturel était ignoré ; que la moralité était pervertie par un fanatisme insensé, par des superstitions déplorables ; qu’un songe, qu’une vision, un oracle, causaient à chaque instant de vastes commotions : et peut-être les nations ne sont-elles pas encore bien guéries de tant de maux ; mais du moins l’intensité en a diminué, et l’expérience du passé n’a pas été totalement perdue. Depuis trois siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées ; la civilisation, favorisée de circonstances heureuses, a fait des progrès sensibles ; les inconvénients mêmes et les abus ont tourné à son avantage : car si les conquêtes ont trop étendu les États, les peuples, en se réunissant sous un même joug, ont perdu cet esprit d’isolement et de division qui les rendait tous ennemis : si les pouvoirs se sont concentrés, il y a eu, dans leur gestion, plus d’ensemble et plus d’harmonie ; si les guerres sont devenues plus vastes dans leurs masses, elles ont été moins meurtrières dans leurs détails ; si les peuples y ont porté moins de personnalité, moins d’énergie, leur lutte a été moins sanguinaire, moins acharnée : ils ont été moins libres, mais moins turbulents ; plus amollis, mais plus pacifiques. Le despotisme même les a servis : car si les gouvernements ont été plus absolus, ils ont été moins inquiets et moins orageux ; si les trônes ont été des propriétés, ils ont excité, à titre d’héritage, moins de dissensions, et les peuples ont eu moins de secousses ; si, enfin, les despotes, jaloux et mystérieux, ont interdit toute connaissance de leur administration, toute concurrence au maniement des affaires, les passions, écartées de la carrière politique, se sont portées vers les arts, les sciences naturelles, et la sphère des idées en tout genre s’est agrandie : l’homme, livré aux études abstraites, a mieux saisi sa place dans la nature, ses rapports dans la société ; les principes ont été mieux discutés, les fins mieux connues, les lumières plus répandues, les individus plus instruits, les mœurs plus sociales, la vie plus douce ; en masse, l’espèce, surtout dans certaines contrées, a sensiblement gagné ; et cette amélioration désormais ne peut que s’accroître, parce que ses deux principaux obstacles, ceux-là mêmes qui l’avaient rendue jusque-là si lente et quelquefois rétrograde, la difficulté de transmettre et de communiquer rapidement les idées, sont enfin levés.

Source : Constantin-François de Chasseboeuf, comte de Volney - Les ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires