Yu Gwansun – L’esprit patriotique coréen

Le déclin de l’Empire de Corée

« Les temps difficiles créent des hommes forts. Les hommes forts créent les périodes de paix. Les périodes de paix créent des hommes faibles. Les homme faibles créent les temps difficiles. »

Ibn Khaldoun – Muqaddima (Prolégomènes) en 1377

Ibn Khaldoun, penseur arabe du XIVe siècle, est considéré comme un des premiers théoriciens de l’histoire des civilisations avec son Discours sur l’histoire universelle dont la Muqaddima en est l’introduction, définissant son sujet, l’histoire, comme une science et développant une méthodologie prenant en compte notamment le milieu, l’ethnologie, la géopolitique, l’analyse du pouvoir, l’économie et l’influence de l’éducation.

Ces hommes forts et ces hommes faibles dont Ibn Khaldoun parle rythment l’histoire de tous les peuples : avant d’aborder la vie et la figure de Yu Gwansun, une jeune femme coréenne symbole de la volonté d’indépendance de la Corée, il serait intéressant de revenir brièvement sur l’histoire de ce pays et dessiner le contexte et les origines de ses périodes difficiles.

Avant son annexion par le Japon en 1910, la Corée connut une longue période d’un peu plus de 600 ans en tant qu’Empire de Corée : ce fut la période Joseon (1392 – 1910) qui connut plusieurs âges d’or notamment au XIVe et au XVIIIe siècles pour finalement décliner au XIXe. De nombreux rois de cette dynastie ont permis ces périodes de paix et de prospérité, par les armes et des réformes administratives appropriées :

  • Le fondateur de la dynastie, le général Yi Songgye (1408†), met fin à la domination mongole en Corée en les expulsant militairement avant de prendre le pouvoir et de réorganiser le pays.
  • Le quatrième roi de la dynastie, Sejong le Grand (1450†), est l’inventeur de l’alphabet coréen (le hangeul, permettant de réduire le taux d’analphabétisme), élimine les pirates japonais au sud de la Corée sur l’île de Tsushima, étend et protège son royaume au Nord en Mandchourie en repoussant les Jürchen (Mandchous).
  • Le vingt-deuxième roi, Jeongjo (1800†), donne une nouvelle renaissance à la dynastie Joseon après une période de troubles, améliore son positionnement culturel et politique avec la Bibliothèque royale (Gyujanggak), permet l’ouverture de postes gouvernementaux à ceux qui en étaient auparavant interdits en raison de leur statut social et encourage la modernisation de l’agriculture.
Yi Songgye
Sejong le Grand
Jeongjo

Un long déclin s’ensuit alors dès 1800 jusqu’à aboutir à une situation intenable et le protectorat du Japon sur la Corée en 1905 puis son annexion en 1910 :

  • Dès le XVIIIe siècle, un mouvement de réforme confucianiste, le courant de pensée silhak, est violemment combattu par la caste dirigeante dont le fonctionnement autoritaire et fermé était remis en cause (notamment leur recrutement par des concours favorisant les personnes riches et influentes, leur exemption de certains impôts et le fait qu’ils pouvaient se soustraire à certaines lois).
  • Des sécheresses exceptionnelles et des inondations entraînent de mauvaises récoltes et la famine en 1803 et 1822, puis de 1845 à 1847.
  • La pire épidémie de choléra qu’a pu connaitre la Corée frappe le pays en 1822.
  • La famine, la corruption et l’augmentation des taxes entraînent par la suite des révoltes paysannes locales.
  • Un mouvement religieux coréen, le cheondoïsme, prend ses origines dans ces rébellions paysannes et sert de catalyseur pour aboutir à un soulèvement contre le gouvernement coréen en 1894.

Le gouvernement coréen n’arrive plus à réprimer ces révoltes – que ce soit par les arrestations des meneurs, la capture et l’exécution de paysans, des villages brûlés et des propriétés confisquées – qui prennent de l’ampleur : les rebelles prennent le contrôle de la capitale de la province de Jeolla, remportent une victoire contre des troupes gouvernementales démoralisées et se rapprochent de Séoul. En conséquence, une demande d’aide est envoyée à la Chine pour recevoir une soutien armé sur place : soucieux de garder leur influence régionale, les Japonais déploient leur marine de guerre et dépêchent des troupes sous prétexte également d’aider la Corée.

La première guerre sino-japonaise commence donc en 1894 pour déterminer qui de la Chine ou de l’Empire du Japon gardera son influence en Corée : le Japon, ayant entamé leur modernisation et industrialisation avec l’ère Meiji en 1868 contrairement à la Chine, remporte des combats maritimes décisifs qui lui assurent la victoire l’année suivante en avril 1895. En conséquence, la Chine abandonne sa suzeraineté sur la Corée et se retire, cède des territoires aux Japonais dont l’île de Formose (Taiwan) et est condamnée à payer des indemnités de guerre.

À noter que la modernisation de la marine militaire japonaise est due au génie et au travail d’un ingénieur français des constructions navales : Louis-Émile Bertin (1924†). En 1885, le gouvernement de Tokyo fit appel au Ministère français de la Marine pour détacher le brillant ingénieur et savant au Japon. Il passa quatre années à moderniser la marine et fut chargé de toutes les construction navales du pays, supervisant la construction de nouveaux croiseurs, l’organisation de la flotte, la défense des côtes, la fabrication des canons, l’emploi des matériaux etc.

Louis-Émile Bertin
Le croiseur Matsushima conçu par Émile Bertin

« J’ai servi le Japon comme mon propre pays ; j’ai considéré et traité les Japonais de mon entourage comme j’en aurais usé avec des Français de vieille civilisation, de haute culture et de rang élevé ; dans les discussions et controverses, sans jamais abdiquer mon indépendance, mon opinion et ma franchise, j’ai toujours observé les règles de la courtoisie française, qui ne diffère guère que par des nuances de celle du Japon. Et je n’ai jamais eu de difficultés. »

Émile Bertin

L’amiral Itō Sukeyuki, suite à la victoire décisive contre la flotte chinoise lors de la bataille de fleuve de Yalu en 1894 écrivit à Bertin ces quelques lignes :

« [Ces navires] constituent les éléments formidables de notre flotte ; grâce à leur puissante disposition et aux savantes conceptions qui ont présidé à leur construction, nous avons pu gagner une brillante victoire contre les cuirassés chinois. »

Amiral Itō Sukeyuki

Après cette première partie pour contextualiser le déclin progressif de l’Empire de Corée au XIXe siècle, la situation suite à la guerre sino-japonaise met la Corée face à ses responsabilités : incapable de se moderniser et à entamer les réformes nécessaires tant au niveau économique que politique, la Corée perd son indépendance progressivement notamment par elle-même à cause de l’incompétence de ses élites et de son enfermement mais également à cause des volontés expansionnistes du Japon dans la région.

L’annexion de la Corée

Le traité d’alliance militaire en 1894 entre le Japon et la Corée fut la première étape dans cette perte de souveraineté de la Corée :

  • En 1905, la Corée devient un protectorat japonais.
  • En 1910, la Corée est annexée et devient une province japonaise (province de Joseon).

Tout d’abord, le traité d’Eulsa établit le protectorat entre l’Empire de Corée et l’Empire du Japon. Ce traité fut imposé et par la force et par la trahison de cinq ministres coréens ayant signé ce traité et appelés par la suite les « cinq traîtres d’Eulsa » : le ministre de l’Éducation, le ministre de l’Armée, le ministre de l’Intérieur, le ministre des Affaires étrangères et ministre de l’Agriculture, du Commerce, et de l’Industrie.

Malgré l’opposition d’autres ministres et de l’empereur coréen, la Corée perd ses droits diplomatiques et de sa souveraineté nationale. Finalement en 1910, le traité d’annexion de la Corée permet au Japon de contrôler et d’exploiter l’ensemble du pays avec un gouvernement principalement militaire à sa tête.

Yu Gwansun

La contestation et la résistance coréenne prennent leur origine en réponse à ces traités inégaux, aussi bien par les armes que par la pression politique et celle de l’opinion.

L’oppression japonaise fut des plus violentes en Corée pour garder leur contrôle et pouvoir exploiter au maximum le pays, notamment au niveau économique : arrestations arbitraires, dévaluation de la culture coréenne, travail forcé, enrôlement de force dans l’armée, prostitution forcée de femmes coréennes pour l’armée et la marine japonaise, expulsion de paysans etc.

Le Mouvement du 1er mars 1919 fait référence à une série de protestations à travers le pays qui continuèrent pendant plus de deux mois pour retrouver la souveraineté et l’indépendance de la Corée et auxquelles Yu Gwansun prit part alors qu’elle était encore lycéenne.

Yu Gwansun – Carte d’identification émise par les Japonais après son arrestation

Deuxième fille d’une famille de trois enfants, son éducation se fit dans un cadre protestant sous l’influence de son grand-père et de son oncle, puis elle fut admise à l’université d’Ehwa grâce à un programme de bourses qui obligeait les bénéficiaires à travailler par la suite comme enseignant après l’obtention de leur diplôme.

Comme plusieurs milliers de coréens, Yu Gwansun défila pacifiquement dans la rue ce 1er mars 1919 pendant qu’au même moment se tenait la lecture du Manifeste d’indépendance au Parc de la Pagode à Séoul. Ce texte écrit par l’historien et écrivain Choe Nam Seon fut également signé par trente-trois leaders culturels et religieux coréens pour exprimer l’aspiration profonde de leur peuple :

Nous, les représentants du peuple Coréen, par la présente, déclarons à toutes les nations du Monde, l’Indépendance de la Corée et la Liberté du peuple Coréen ; et nous annonçons à nos enfants et petits-enfants les grands principes d’égalité humaine et le droit éternel de propre préservation. Pleins d’une auguste vénération pour les quatre mille ans de notre histoire et au nom de nos vingt millions d’habitants loyaux et unis, nous déclarons notre Indépendance pour garantir le libre développement de nos enfants dans tous les temps à venir ; en conformité avec la conscience éveillée de l’homme dans cette nouvelle ère. Ceci est la claire inspiration de Dieu, le principe vivant de l’âge présent et le juste droit de la race humaine.

Choe Nam Seon, Déclaration d’Indépendance de la République de Corée

Quelques jours plus tard, le 5 mars, Yu Gwansun retourna défiler dans le centre de Séoul et se fit arrêter avec d’autres camarades par les autorités japonaises – fort heureusement cette fois-ci, les missionnaires qui dirigeaient l’université d’Ehwa réussirent à négocier leur libération.

L’ampleur des manifestations prit les Japonais par surprise, résultant en une répression brutale. Pour la période allant de mars à décembre, les estimations varient entre :

  • Les chiffres des officiels japonais : 533 morts, 1409 blessés et 12522 arrestations.
  • Les chiffres des historiens coréens : plus de 7500 morts, approximativement 15000 blessés et 45000 arrestations.

Yu retourna par la suite dans sa ville natale, Cheonan, à 85 kilomètres au sud de Séoul, emportant avec elle une copie du Manifeste d’indépendance et parcourant ensuite les localités proches pour encourager d’autres personnes à manifester et rejoindre le mouvement.

Le 1er avril, une manifestation de plus de 3000 personnes où Yu participait activement se tenait sur le marché de Cheonan ; aux environs de 13h, la police militaire japonaise arriva et tira sur la foule, tuant 19 personnes dont les deux parents de Yu et arrêtant cette dernière.

Malgré un procès contesté, Yu fut reconnue coupable de sédition et de violations des lois sur la sécurité et fut condamnée à cinq ans d’emprisonnement puis transférée à la prison de Seodaemun, construite par les Japonais en 1908 dans les environs de Séoul.

Vue de la prison de Seodaemun en 1945

Même emprisonnée, elle demanda la libération d’autres prisonniers et continua à exprimer son soutien pour le mouvement d’indépendance coréen, allant jusqu’à organiser d’autres manifestations pour le premier anniversaire de celui-ci.

Yu fut finalement transférée dans une cellule souterraine où elle fut torturée et battue, puis succomba à ses blessures le 28 septembre 1920 à seulement 17 ans.

In memoriam

En dépit de tous les efforts coréens pour retrouver leur indépendance, il fallut attendre 1945 et la défaite du Japon pour l’atteindre.

Le Mouvement du 1er mars n’a certes pas eu les effets immédiats escomptés et 29 années furent encore nécessaires jusqu’à la proclamation de la République de Corée. Malgré tout, son empreinte dans la mémoire collective des coréens fut immense : ce mouvement servit de référence pour la première Constitution coréenne, ainsi que dans les années 1980 par les activistes luttant contre le régime autocratique coréen soutenu par les Etats-Unis.

Même plus récemment, les manifestations qui ont conduit à la destitution de la présidente sud-coréenne Park Geun-hye en 2016 ont été considérées comme une des plus récentes tentatives pour obtenir la «souveraineté populaire» en s’inspirant de l’action pacifique du Mouvement du 1er mars.

Durant ces temps troubles et incertains pour la Corée, il est indéniable que Yu Gwansun est une incarnation du patriotisme coréen tant par son engagement sincère que son action pour l’indépendance de son pays, résistant à la hauteur de ses moyens jusqu’à mourir pour son idéal.

Toute raison gardée, il faut cependant rester factuel dans son importance et la portée de celui-ci : plusieurs milliers de personnes sont également mortes suite à la répression sanglante des Japonais et d’autres personnalités coréennes ont eu une importance bien plus considérable au moment même des faits comme An Jung-geun, l’assassin du gouverneur de la Corée pour le compte du Japon, Itō Hirobumi, ou encore Choe Nam-seon cité précédemment.

Diverses statues en Corée gardent la mémoire de Yu Gwansun ainsi qu’un mémorial construit dans sa ville natale et finalisé en 1972. Plusieurs reliques sont également exposées soit sur le site du mémorial ou dans Cheonan avec notamment une tour de reconnaissance et un feu de balise, le monument du mouvement d’indépendance, sa maison natale, une statue de bronze ou encore son portrait.

Sanctuaire commémoratif dédié à Yu Gwansun à Cheonan et finalisé en 1972
Yu Gwansun – Statue en bronze
Yu Gwansun – Maison natale à Cheonan
Sources :
- Gi-Wook Shin, Rennie Moon - 1919 in Korea: National Resistance and Contending Legacies, Journal of Asian Studies, 78(2), 399-408
- The Association of Korean History Teachers - Korean History for International Readers
- Par le Capitaine de vaisseau Togari - Louis-Émile Bertin Son rôle dans la création de la marine japonaise
- Bureau d’information coréen - L’Indépendance de la Corée et la Paix, 1919
- 독립유공자 공적조서 - 유관순 - Site internet, consulté le 13 juillet 2022
- 여성독립운동사 자료총서(3.1운동편) - Site internet, consulté le 13 juillet 2022
- 아우내 만세운동 - Site internet de la ville de Cheonan, consulté le 13 juillet 2022