Constantin Cavafy – Poèmes

Cierges

Les jours de l’avenir se dressent devant nous
comme une file de petits cierges allumés —
des petits cierges dorés, chauds et pleins de vie.

Les jours passés restent en arrière,
une triste rangée de cierges juste éteints ;
les plus proches encore fumants,
cierges froids, fondus et prostrés.

Je ne veux pas les voir ; leur aspect m’afflige,
comme il m’afflige de me rappeler leur éclat premier.
Je regarde, vers l’avant, mes cierges allumés.

Je ne veux pas me retourner pour constater avec horreur
comme s’allonge vite l’obscure rangée,
comme augmentent vite les cierges éteints.


Murailles

Sans considération, sans pitié, sans honte
Ils ont bâti de grandes et hautes murailles autour de moi.
Et maintenant je reste assis en me désespérant ici.
Rien d’autre dans ma pensée: ce sort ronge mon esprit;

Car il me restait dehors beaucoup de choses à faire.
Ah quand on bâtissait ces murs, comment n’ai-je rien remarqué.

Pourtant jamais je n’ai entendu de fracas des bâtisseurs, de bruit.
Insensiblement ils m’ont enfermé hors du monde.


La ville

Tu as dit : « J’irai vers un autre pays, j’irai vers un autre rivage,
pour trouver une autre ville bien meilleure que celle-ci.
Quoique je fasse, tout est condamné à tourner mal
et mon cœur — comme celui d’un mort — gît enterré.
Jusqu’à quand pourrais-je laisser mon esprit se déliter en ce lieu ?
D’où que je me tourne, d’où que je regarde
je ne vois que les sombres ruines de ma vie, ici,
là où j’ai passé tant d’années, gâchant ma vie, détruisant ma vie.

Tu ne trouveras point d’autre pays, tu ne trouveras point d’autre rivage.
Cette ville te poursuivra toujours.
Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes quartiers, et grisonneras dans les mêmes maisons.
Toujours tu termineras ta course dans cette ville. N’espère point autre chose ;
il n’y a aucun bateau pour toi, il n’y a aucune route.
Maintenant que tu as dévasté ta vie ici, dans ce petit coin perdu,
tu l’as détruite partout dans le monde.


Itaque

Quand tu prendras la route pour Ithaque,
forme le vœu que le chemin soit long,
plein d’incidents, plein d’expériences.
Que les Lestrygons, les Cyclopes,
les fureurs de Poséidon, n’aient rien pour t’effrayer :
tu n’en rencontreras jamais sur ton chemin
si ta pensée reste élevée, si tu choisis
les émotions touchant ton esprit et ton corps.
De Lestrygons et de Cyclopes,
d’aigre Poséidon : tu n’en croiseras point,
si tu n’en avais pas d’abord chargé ton âme,
si ce n’est pas ton âme qui les dresse devant toi.

Forme le vœu que le chemin soit long ;
qu’il y ait beaucoup de beaux matins d’été
où — avec quel plaisir, avec quelle joie —
tu entreras aux portes qu’on voit pour la première fois ;
il faudra faire halte aux comptoirs Phéniciens,
et acheter toutes sortes de belles étoffes,
nacre et corail, ambre et ébène,
et capiteux parfums d’essences diverses,
le plus que tu pourras de capiteux parfums ;
il faudra visiter bien des villes d’Egypte,
apprendre, apprendre encor, auprès de leurs savants.

Que toujours à l’esprit tu conserves Ithaque.
Le fait d’y parvenir demeure ton projet.
Mais n’abrège ton voyage en aucun cas.
Qu’il dure des années qui seront les plus belles ;
et que bien vieux tu abordes à l’île,
riche de tous les dons recueillis en chemin,
n’attendant point richesse qui viendrait d’Ithaque.

Ithaque t’a donné le merveilleux voyage.
Sans elle jamais tu ne te serais mis en chemin.
Mais elle n’a rien à te donner de plus.

Si pauvre que tu la découvres, Ithaque ne t’a pas joué.
Devenu sage désormais, tout chargé d’expérience,
enfin tu comprendras le sens qu’ont les Ithaques.

Source : Constantin Cavafis - Poèmes anciens ou retrouvés (traduit du grec)