Clotilde Briatte – La vieillesse

Il est un âge où toutes les rigueurs et toutes les tristesses semblent accabler plus particulièrement l’homme, un âge où le souvenir même des espérances paraît s’anéantir dans l’ombre toujours menaçante et toujours grandissante du tombeau, un âge où l’on ne peut même plus pleurer, parce que la source des larmes est tarie, où l’on ne sait plus sourire, parce que le cœur ne se réchauffe plus à aucun rayon de joie.

Et pour comble d’opprobre, de douleur, lorsque les vieux passent dans les sentiers, la tête tremblante à force d’avoir souffert, le corps courbé sur la terre à qui il semble adresser l’humble supplique de ceux qui, n’ayant plus rien a glaner, n’aspirent plus qu’à la pierre de la tombe ; lorsque ces vétérans de l’existence passent, les enfants, les jeunes, les mûrs, pris d’un insurmontable effroi, s éloignent, comme s’ils avaient senti passer auprès d’eux le souille glacé de la mort, faucheuse infatigable de vieillesse, d’enfance et de jeunesse. Puis il semble aux jeunes que la vieillesse traîne déjà avec elle l’odeur nauséabonde du cadavre. C’est pourquoi ils préfèrent à ce mort déambulant péniblement dans les chemins, le mort réel, et c’est ainsi que, dans les villages, on peut voir l’enfant jouer en toute insouciance sur l’herbe du cimetière, tandis qu’il ira s’acharner, les mains pleines de pierres, sur le malheureux vieillard qui passe à sa portée et trouble ainsi inconsciemment ses divertissements et ses jeux.

Il faut le dire aussi, tout semble fait pour accentuer l’abîme qui existe entre les nouveaux dans la vie et les anciens de l’existence.

Les vieux n’ont plus les idées du jour. Ils devraient avoir l’énergie et le bon sens de faire le plus grand des efforts pour ne pas demeurer en arrière dans l’œuvre du progrès, mais il arrive un moment où les infirmités, la lassitude, la décrépitude générale du corps, ont raison des plus belles résolutions. Pris alors de chagrin devant ce présent sans joie, ils restent avec leur passé, vivent dans les souvenirs d’hier, sans s’apercevoir qu’autour d’eux l’effrayante vie productive et créatrice continue son œuvre, ne se lasse pas, marche toujours dans une perpétuelle ascension vers le mieux. Ce spectacle a pour effet de les irriter. Ils sentent qu’ils ne sont plus de force à suivre les jeunes ; ils s’aperçoivent aussi avec douleur que l’on manque souvent d’égards pour eux, puisque nul ne songe à leur offrir l’appui d’un bras charitable pour gravir les dernières et dures aspérités de ce rocher sinueux qui s’appelle la terre.

Comment, dans ces conditions, leur humeur ne se ressentirait-elle pas de toutes ces amertumes ? L’humeur des vieux est souvent acariâtre, dit-on, mais qui donc, parmi les jeunes, pourrait se flatter de posséder l’égalité de caractère, s’il se voyait en butte à des infirmités prématurées, à un abandon pénible, à une indifférence totale ?

On dirait aussi qu’une fois arrivés à l’âge avancé, non seulement le progrès devient irréalisable pour les vieillards, mais encore qu’il existe chez eux un mouvement de recul. Les défauts qu’on n’avait pas constatés jusqu’alors, paraissent, s’implantent, prennent racine, sans même que celui qui en est atteint semble s’en apercevoir. Des qualités très réelles, qui faisaient la beauté et l’ornement d’une âme, sombrent tant et si bien qu’on arrive à se demander s’il n’est pas mille fois préférable et plus sage de souhaiter une vie brève que de posséder le soi-disant bienfait d’une existence longue, destinée, il semble, à anéantir dans les sombres années de la décadence physique tous les résultats moraux acquis si laborieusement et si péniblement au cours d’une vie.

Ne serait-il pas plus sage, dit-on alors, si la vieillesse a de tels effets démoralisants, d’extraire de la vie tout ce qu’elle peut contenir de meilleur, suivant en cela l’exemple des Épicuriens ? Ne vaudrait-il pas mieux préférer la recherche de la jouissance matérielle au labeur pénible et austère du perfectionnement moral ? Non, — mille fois non ! Malgré les tristesses du grand âge, malgré son apparente inutilité, ce don de vie avancée est un bien, la terre étant un sol essentiellement purifiant et expiatoire. Elle peut être comparée à quelqu’une de ces stations thermales dont les émanations sont si désagréables. Pour obéir aux prescriptions d’un médecin, nous n’hésitons pas à subir toute l’ennuyeuse série d’un traitement souvent très pénible, dont nous ne ressentons dans le moment que la fatigue et la peine. Pendant la cure, il nous arrive continuellement de murmurer, de déclarer que nous sommes encore plus malades qu’au jour de l’arrivée, mais, la saison terminée, une fois rentrés dans le paisible repos de la maison, nous ressentons immédiatement les heureux effets d’un séjour que nous avons maudit, d’un traitement que nous avons subi avec la plus évidente mauvaise volonté.

Il est bien réel que, pour l’incarné, il n’existe véritablement qu’une période dans sa vie où il soit capable d’effectuer un progrès réel. Cette période est celle qui s écoule entre vingt-huit et soixante-dix ans. Auparavant c’est l’hésitation, ou, ce qui ne vaut pas mieux, la période des résolutions trop promptes, trop énergiques pour être maintenues. Il suffît qu’un souffle de plaisir les effleure pour les détruire ; puis vient l’époque de la lassitude où le courage manque à l’homme, où il traîne sa vie comme on traîne un fardeau.

Dieu pourtant lui octroya cette vie composée d’enfance, d’adolescence, d’âge mûr et de vieillesse, pour en user saintement. Il ne la donne pas pour le plaisir, mais bien pour la souffrance qui crée le mérite, pour le travail qui fait naître les vertus et développe l’intelligence.

Les hommes ne l’ont pas tous compris ainsi hélas ! et c’est pour avoir méconnu cette vérité que les souffrances dernières de la vieillesse leur sont souvent infligées, et que les jeunes s’étonnent de cette vieillesse qui leur paraît être une inutilité et un non-sens.

L’étude de l’humanité nous amène chaque jour plus près de cette constatation qu’il existe des personnes qui sont, pour ainsi dire, incapables du moindre effort. Elles ont les résolutions faciles, les élans généreux, mais ces résolutions, ces élans, ne leur font rien produire d’utile. Mises en demeure d’accomplir l’effort, elles restent sans courage, sans volonté, s’effrayent, se refusent à surmonter leur invincible répugnance pour la réforme de leurs défauts, pour l’accomplissement des actions saintes.

Ce qu’elles ne savent pas assez, ces âmes nonchalantes, c’est que l’énergie et la volonté marchent de pair avec la charité, et, suivant en cela l’exemple du Maître-Christ qui nous révéla toutes les sublimités de la morale, nous devons réserver la première place à celle-ci. Le courage doit venir immédiatement après.

Il n’est, en somme, qu’une des variantes de la foi sublime, de la foi qui donne la force d’accomplir les plus rudes pèlerinages, parce que l’on compte sur le secours spirituel toujours accordé aux confiants et aux énergiques.

Mais quand le courage manque, quand l’âme, sans être mauvaise, ne possède qu’une teinte insignifiante de douceur et de tendresse, quand elle est, en un mot, sans force, elle est désignée forcément à l’épreuve qui lui créera d’abord les mérites qu’elle est incapable d’acquérir elle-même, et qui développera, malgré tout, chez elle l’instinct de conservation contre la souffrance, première imparfaite manifestation du courage et de l’énergie.

On devine par là le rôle de la souffrance. Elle remplace, en certains cas, l’effort, et c’est pour cette raison que la vieillesse décrépite, presque sans pensées parfois, ne peut et ne doit pas être considérée comme un injustifiable procédé de l’organisateur des mondes, mais bien comme une utilité au parachèvement d’une âme venue tout exprès sur terre pour y trouver la purification sainte qui l’amènera au plus tôt vers les sphères du bonheur et du repos.

Il ne faudrait pas, cependant, croire que cette passivité de la vieillesse alliée à l’activité de la souffrance soit une loi sans exception.

Il y a des âmes dont le progrès ne s’arrête pas, des êtres qui ne se laissent pas abattre par la lourdeur des ans, qui savent encore tenir très haut dans leurs mains tremblantes la hampe du drapeau de leurs croyances et de leurs principes.

Ces exceptions sont même encore plus fréquentes qu’on ne le croit, et je ne sache rien qui soit plus respectable et plus enviable qu’une belle vieillesse. Dans ce cas, celle-ci semble être bien plutôt une récompense qu’une épreuve. Cette récompense n’est pas l’œuvre d’un hasard implacable ; elle est le résultat d’une vie de bonté, de courage et de sobriété, qui a permis à l’incarné de maintenir aussi solidement que possible les qualités acquises, la patience trouvée, les idées généreuses, l’indulgence plénière.

Oh ! croyez-moi, jeunes qui souriez dédaigneusement en passant devant le vieillard, qu’elle est belle cependant cette vieillesse, qu’elle est digne d’envie !

Qu’il est doux de venir, comme un autre Saint Jean, appuyer sa tête sur la poitrine vénérable de ces anciens qui ont souffert et lutté, d’écouter leurs sages conseils dictés par une expérience durement acquise ! Qu’il est vivifiant ce souffle de mort qui passe au-dessus de leurs têtes augustes comme un présage de l’éternité apaisante !

C’est lorsque la fatigue intense de vivre arrive à enlever du cœur des vieux tout désir, que le triomphe est proche, ils sont si las, si courbés, qu’il ne leur est pas possible d’apercevoir au-dessus d’eux le sommet de gloire qui couronne les sentiers escarpés parsemés d’écueils, d’abruptes rochers, où ils ont usé leur force.

Allons, heureuse vieillesse que les hommes doivent ambitionner au lieu de craindre, encore un dernier effort ! Laisse ton vieil habit de cendre s’écrouler derrière toi, laisse tes souvenirs douloureux même, car le triomphe va succéder à la lassitude, l’apaisement va devenir ton partage pour toi qui a passé méprisée au milieu de tous. Voici la paix procurée par l’expérience, par le sourd et lancinant travail des soucis terrestres…