Dieu dit à la raison : « Je suis celui qui suis ;
Par moi seul enfanté, de moi-même je vis ;
Tout nom qui m’est donné me voile ou me profane,
Mais pour me révéler le monde est diaphane.
Rien ne m’explique, et seul j’explique l’univers ;
On croit me voir dedans, on me voit à travers ;
Ce grand miroir brisé, j’éclaterais encore !
Eh ! qui peut séparer le rayon de l’aurore ?
Celui d’où sortit tout contenait tout en soi ;
Ce monde est mon regard qui se contemple en moi.
Si quelqu’un parmi vous, adorant sa pensée,
Dit : « Des cieux, devant moi, la voûte s’est baissée,
L’invisible à mes yeux visible est apparu ! »
Agrandissez l’idée à ceux qui l’auront cru ;
Que ce soit en dormant, dans un songe de l’âme,
Au milieu de l’éclair, dans l’onde ou dans la flamme,
Dans le frisson sacré qui fait transir la peau,
Au fond du firmament transparent comme l’eau,
Dans les lettres de feu qu’écrit au ciel l’étoile,
De quelque nom divin qu’un fétiche se voile,
Quand pour me découvrir le ciel se fût fendu,
Depuis l’Éden fermé Dieu n’est plus descendu.
Celui qui conduit tout dans sa nature immense
Ne descend qu’en rayon dans votre intelligence !
Le regard de la chair ne peut pas voir l’esprit !
Le cercle sans limite en qui tout est inscrit
Ne se concentre pas dans l’étroite prunelle ;
Quelle heure contiendrait la durée éternelle ?
Nul œil de l’infini n’a touché les deux bords.
Élargissez les cieux, je suis encor dehors
Mais selon sa grandeur chaque être me mesure,
Les fourmis au ciron et l’homme à la nature,
Et les soleils, pour qui le siècle est un moment,
À ces mondes de feu, poudre du firmament !
Chacun, de mon ouvrage impalpable parcelle,
Réfléchit de moi-même une pâle étincelle ;
Je franchis chaque temps, je dépasse tout lieu.
Hommes ! l’infini seul est la forme de Dieu !
La pensée est la langue entre le monde et moi !…
Aucun être ne vit sans la porter en soi.
Mon être est le grand fruit de l’arbre de science,
Que mon regard mûrit dans chaque conscience !
Plus elle l’illumine, et plus j’y resplendis.
Dans l’esprit grandissant moi-même je grandis ;
Mais me connaître tout, de l’orgueil est le rêve :
Le voile s’élargit d’autant qu’on le soulève.
Dans mes œuvres sans fin je me suis défini,
Et nul ne peut y lire, excepté l’Infini !
Ce qu’on nomme le temps n’est rien qu’une figure ;
Ce qui n’a point de fin n’a rien qui le mesure.
L’être de Jéhovah n’a ni siècles ni jours,
Son jour est éternel et s’appelle toujours !
L’œuvre du Créateur, qui n’est que sa pensée,
N’est donc jamais finie et jamais commencée ;
Pour qui n’a pas d’hier il n’est pas d’aujourd’hui,
Tout ce qu’il porte en soi ne date que de lui !
Le temps, qui n’a de sens qu’en la langue des hommes,
Ne nomme qu’ici-bas la minute où nous sommes ;
Mais au delà des temps et de l’humanité
Le nom de toute chose est un : Éternité !
Les formes seulement où son dessein se joue,
Mouvement éternel de la céleste roue,
Changent incessamment selon la sainte loi ;
Mais Dieu, qui produit tout, rappelle tout à soi.
C’est un flux et reflux d’ineffable puissance,
Où tout emprunte et rend l’inépuisable essence,
Où tout rayon remonte à l’immense foyer,
Où dans son grand miroir on voit Dieu flamboyer,
Où la force d’en haut, vivante en toute chose,
Crée, enfante, détruit, compose et décompose ;
S’admirant sans repos dans tout ce qu’il a fait,
Renouvelant toujours son ouvrage parfait ;
Où le tout est partie et la partie entière,
Où la vie et la mort, le temps et la matière,
Ne sont rien en effet, que formes de l’esprit ;
Cercles mystérieux que tout en lui décrit,
Où Jéhovah s’exprime et se diversifie
Dans l’œuvre qu’il produit et qu’il s’identifie.
Dans nos nuits de cristal ainsi le firmament,
Qui nous semble taillé d’un grand bloc seulement,
Qu’une seule couleur d’une arche à l’autre azure,
N’est qu’un immense abîme, un vide sans mesure
Où se croisent sans fin les mondes et les cieux ;
Et ce bleu, qui paraît sa couleur à nos yeux,
N’est qu’un rayonnement dans la source commune
Des milliers de lueurs qui se fondent en une.
Le sage en sa pensée a dit un jour : « Pourquoi,
Si je suis fils de Dieu, le mal est-il en moi ?
Si l’homme dut tomber, qui donc prévit sa chute ?
S’il dut être vaincu, qui donc permit la lutte ?
Est-il donc, ô douleur ! deux axes dans les cieux,
Deux âmes dans mon sein, dans Jéhovah deux dieux ? »
Or l’esprit du Seigneur, qui dans notre nuit plonge,
Vit ce doute et sourit ; et l’emportant en songe
Au point de l’infini d’où le regard divin
Voit les commencements, les milieux et la fin,
Et, donnant l’être aux temps qui ne sont pas encore,
Du désordre apparent voit l’harmonie éclore :
« Regarde, » lui dit-il ; et le sage éperdu
Vit l’horizon divin sous ses pieds étendu.
Par l’admiration son âme anéantie
Adora ; par le tout il comprit la partie ;
La fin justifia la voie et le moyen ;
Ce qu’il appelait mal fut le souverain bien ;
La matière, où la mort germe dans la souffrance,
Ne fut plus à ses yeux qu’une vaine apparence,
Épreuve de l’esprit, énigme de bonté,
Où la nature lutte avec la volonté,
Et d’où la liberté, qui pressent le mystère,
Prend, pour monter plus haut, son point d’appui sur terre.
Et le sage comprit que le mal n’était pas,
Et dans l’œuvre de Dieu ne se voit que d’en bas !
Source : Alphonse de Lamartine - La Chute d’un Ange, Huitième vision, Fragment du livre primitif (extrait)