Népomucène Lemercier – Le mystère de la vie

Essence de la vie, on ne peut me connaître ;
D’organes primitifs le concours m’a fait naître ;
Fille des élémens, leur masse est mon trésor.
Tout ce qui rampe ou nage,ou marche ou prend l’essor,
En tient son germe actif, son instinct, ou son âme,
Et l’être végétal a de ma propre flamme
Emprunté la vertu d’y prendre et transformer
L’aliment brut encor qui le doit animer.
Par moi l’herbe des champs croit et se vivifie ;
Les fleurs ont des amours, la plante fructifie ;
Le fil veineux des bois, circulant appareil,
Aspire l’air et l’onde et le feu du soleil ;
La vie, obscure en eux, excite, échauffe, augmente
Le ressort des vaisseaux où la sève fermente.
Mais, pâture livrée à des êtres errans ,
Ne vois-tu pas qu’au sein d’animaux dévorans,
Nourrissant de leurs corps les mouvans assemblages ,
Herbes, et fleurs, et fruits, bois, écorce, et feuillages,
Revivent, ô miracle! en des membres sentans,
En vifs canaux émus par des cœurs palpitans,
En flots de sang rapide où ma chaleur abonde,
En visqueuses humeurs dans le reptile immonde,
En épaisse toison inhérente aux troupeaux,
En plumage divers, substance des oiseaux.

Cette métamorphose, à ton esprit offerte,
Suit elle aussi les lois de la matière inerte ?
Dis-moi par quel pouvoir, sans mystère vital,
L’air, le limon, et l’eau montent en végétal ?
Et comment il renaît en des chairs florissantes ?
Et de quoi le cerveau tient des forces pensantes?
C est moi dont la vertu, modifiant les corps,
Y change tout au gré de mes nouveaux accords.
Mes transmutations, les as-tu bien sondées ?
Les rapports de tes sens, j’en forme des idées :
Par eux à ton esprit le mal et le plaisir
Signalent quels objets tu dois craindre ou choisir :
Telles au front brillant des insectes fragiles
Veillent pour leur salut deux antennes mobiles.
Du sentiment vital le rapide secours
Aux loups ravit l’agneau, la colombe aux vautours:
La prompte aversion, la vive sympathie,
Soutient l’être qui meurt dès qu’elle est amortie.
De là, sollicité d’un charme producteur,
Je fomente en son sein l’amour générateur,
Par qui, dans ses hymens, une source embrasée
Propage de ses fils l’espèce éternisée ;
Ardente volupté qui, peuplant l’univers,
Emplit de moi les cieux, l’air, la terre et les mers.

De la vie en ta race examine l’image
Telle que j’apparais aux degrés de chaque âge.
Mon enfance chancelle, et mes impressions
Devancent mon esprit, né des sensations.
D’un sang laiteux et doux ma fraîcheur se colore :
Tendre fleur, je frémis que l’air ne me dévore.
L’adolescence accroît mon agile vigueur ;
Plus belle, un sang plus vif bouillonne dans mon cœur.
Mes organes bientôt, robustes de jeunesse,
Pleins de leur puberté, fermes avec souplesse,
D’actives passions enflamment leur ardeur :
Je brille entière alors de force et de splendeur.
Bientôt le sang si prompt, vermeil en mes artères,
Bruni de veine en reine, accable mes viscères:
Mes pas , mes froids instincts, pesans et ralentis,
Languissent par le flegme et le fiel investis ;
Et la caducité, végétante, épuisée,
Sous les rides du temps me traîne tout usée.

L’homme qui me chérit, agité de regrets,
Rêve encor l’avenir, tient à mes nœuds secrets.
A des êtres nouveaux il faut rendre son être :
Il se plaint ; je le fuis : de la vie est-il maître ?
Ses vieux ans ont vaincu la mort et les douleurs :
Souvent un jour détruit les amans et les fleurs !
Le hasard à mes vœux les laisse ou les arrache.
Sur des lambeaux souffrans, là, je reste et m’attache ;
Ou, d’un sang prodigué renouvelant les flots,
Des plus mortels combats je ramène un héros :
Là, je quitte au bel âge une tendre nubile,
Qu’un souffle abbat, m’enlève en sa couche stérile.
Mais si l’art des mortels ne peut me dévoiler,
Sache comment au moins il me peut rappeler.