Aux origines du surréalisme
L’esthétique surréaliste au début du XXe siècle a apporté une nouvelle perception de la sensation, une nouvelle manière de sentir en fusionnant l’imaginaire et le réel. S’arrachant de la réalité vulgaire et basse, le surréalisme suscite le merveilleux avec l’intégration d’images spontanées, avec la magie de lieux urbains, la voyance, le mysticisme, le rêve, le fantastique, l’humour noir, le sarcasme ou la polémique. La libido et l’inconscient agissent comme rôles moteurs de création pour permettre une libération du désir.
Dépassant les beaux-arts avec la peinture, la poésie ou le roman, ce courant s’est étendu à d’autres domaines, de l’art brut à l’art des fous, des traditions populaires aux objet trouvés, du collage au cinéma, mais a su également atteindre d’autres cultures pour influencer des artistes japonais comme Kikuji Yamashita (1986†) ou sud-coréen comme Yi Sang (1937†).
En 1924, André Breton définit le surréalisme dans son Manifeste, court texte d’une dizaine de pages, et ébauche ainsi la phase initiale de ce courant :
SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
André Breton, Manifeste
ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault,Vitrac.
Ce semblent bien être, jusqu’à présent, les seuls, et il n’y aurait pas à s’y tromper, n’était le cas passionnant d’Isidore Ducasse, sur lequel je manque de données.
Les sources d’inspirations pour les premiers surréalistes se sont retrouvées dans les œuvres d’artistes français entre 1850 et 1920 avec Rimbaud, Gérard de Nerval, Baudelaire mais aussi Gustave Moreau, Odile Redon, Jean Cocteau ou Guillaume Apollinaire.
André Breton parlait aussi du « cas passionnant d’Isidore Ducasse, sur lequel je manque de données » : et pour cause, Isidore Ducasse fait partie de ces écrivains redécouverts tardivement des années après leur mort.
Le Comte de Lautréamont
Édité en 1869, Les chants de Maldoror d’Isidore Ducasse ne rencontre pas son public et son auteur meurt quelques années plus tard à seulement 24 ans dans des circonstances incertaines (suicide ? mort de maladie ?). Né en Uruguay et arrivé en France à 13 ans, il devient homme de lettres après ses études et commence à publier anonymement à compte d’auteur de la poésie avant de signer ses Chants de Maldoror sous le pseudonyme de « Comte de Lautréamont ».
Ce roman poétique, obscur et fulgurant, est composé de six « chants » où l’on retrouve une figure centrale avec Maldoror, cet être énigmatique, violent, nihiliste, plongeant le lecteur dans un vertige et qui sera redécouvert 50 ans après par les premières figures du surréalisme avec André Breton et Philippe Soupault.
L’étrangeté des figures, la bizarreries des scènes, leur fabuleux peuvent choquer le lecteur non-averti. La symbolique des scènes est en plus enrichie avec un bestiaire cauchemardesque : scarabée, vautour, pou, cachalot, lion, âne, crocodile, sangsue etc. Les thèmes vont du nihilisme avec blasphème, meurtre, noyade, sadisme, mutilation, violence au merveilleux avec rêves, réflexions philosophiques, méditations, le tout avec une écriture poétique profonde et finement travaillée.
Sur le plan de la forme, Les chants de Maldoror ressemblent à un collage avec des digressions, un mélange des genres, une apparence de désordre amplifié par l’hermétisme de certaines phrases où l’on passe d’une scène à l’autre au gré de l’inconscient de Lautréamont.
Ce n’est donc pas sans surprise que les surréalistes ont su y trouver une oeuvre fondamentale, radicale pour leur courant et qui a par la suite inspirée de nombreuses artistes dans les domaine du collage, de la peinture ou du dessin.
Par exemple, on retrouve « M », une traversée en dessins des Chants de Maldoror de Lautréamont de L.L. de Mars et édité par les éditions 6 pieds sous terre, une version illustrée avec près de 70 planches :
Une autre artiste, Nadine Ribault, après avoir voyagé en Chine, en Nouvelle-Zélande, en Allemagne et vécu quatorze années au Japon, a également été influencée par le mouvement surréaliste pour une partie de sa création, notamment des collages et dessins.
Avec une série de trente-trois dessins au fusain, à l’encre, au crayon, aux pigments et au pastel inspirés de chapitres des Chants de Maldoror, elle parcoure cette œuvre avec sa propre vision dans son livre Nous sommes dans une nuit d’hiver :
Ces dessins ont fait l’objet d’une exposition dans la galerie Librairie6 à Tokyo en 2018, soit trois ans avant le décès de Nadine Ribault à cinquante-six ans des suites d’un cancer :
« Nous sommes dans une nuit d’hiver, alors que les éléments s’entrechoquent de toutes parts, que l’homme a peur, et que l’adolescent médite quelque crime sur un de ses amis, s’il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité, depuis que le vent, l’humanité existent, quelques moments avant l’agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort. » Lautréamont
Dessin de Nadine Ribault
Kikuji Yamashita
C’est également au Japon que l’on retrouvera l’empreinte des surréalistes qui influenceront des artistes comme Kōbō Abe (l’auteur du roman La femme des sables, adapté en film), Junzaburō Nishiwaki (linguiste – il rédigea sa thèse entièrement en latin ! – et critique littéraire), Shūzō Takiguchi (qui traduisit Le surréalisme et la peinture d’André Breton) ou encore Kikuji Yamashita (peintre surréaliste) dans la première moitie du XXe siècle.
Les Chants de Maldoror continueront d’infuser dans les esprits et trouveront de l’écho comme dans ces affiches sérigraphiques de Kikuji Yamashita :
Salvador Dalí et Hieronymus Bosch deviennent également des références dans la peinture pour les dadaïstes et surréalistes. Enfin, la Seconde Guerre mondiale et ses horreurs, massacres, tortures, marqua très fortement Yamashita – son activité artistique et militante permit d’extérioriser et de dépeindre ce qu’il avait vécu, exprimée sous formes d’hallucinations à des visions cauchemardesques et absurdes.
En 1953, il produisit L’histoire du village d’Akebono qui synthétise comme dans un reportage les événements auxquels il a pris part lors d’une révolte paysanne dans un village devant disparaître à cause de la construction d’un barrage :
- En bas a gauche, un activiste des droits des locataires (envoyé par le Parti Communiste Japonais pour soutenir les paysans) gît dans un étang de sang après avoir été pourchassé et tué par une brigade locale.
- Sur la partie droite, une vieille femme s’est suicidée par pendaison après avoir été trompée et fait banqueroute.
- En arrière-plan, des villageois supportant les propriétaires fonciers ainsi qu’un policier sont représentés sous formes d’animaux avec des traits malveillants.
Autre œuvre également dans le mouvement d’avant-garde japonais et anti-guerre : Déification d’un soldat.
L’expression surréaliste convient particulièrement aux représentations de l’absurde de la guerre et son impact psychologique. Yamashita fut rongé durant sa vie par le meurtre d’un prisonnier chinois qu’il commit pendant la guerre : la figure centrale de ce tableau, coincée entre deux chevaux disposés de part et d’autre, avec son crâne émacié, garde son regard enfermé dans son casque, sur lui-même – impossible de s’extérioriser, de s’évader, comme si sa conscience le rongeait intérieurement sans échappatoire possible.
Des morceaux de corps sont dispersés partout : bouche, dents, mains, organes, yeux, jambes rendant l’ensemble malsain. Le rendu subtil en termes de colorisation et de couches de peintures très fines donne également au tout une impression de cauchemar parfaitement rendue.
Yi Sang, le coréen d’avant-garde
Mais un peu avant la Seconde Guerre mondiale, ce sont également les Coréens qui ont souffert de l’impérialisme japonais, ceux-ci occupant militairement la péninsule coréenne après son annexion en août 1910 et s’efforçant d’effacer toute trace de leur identité – langue, culture, traditions, organisations sociales – jusqu’à la capitulation du Japon en 1945.
Le Coréen Yi Sang, bien que d’une formation initiale d’architecte, est parmi les plus célèbres des artistes littéraires de cette époque coloniale avec une production avant-gardiste, expérimentant de nouvelles formes sous l’impulsion des mouvements dadaïstes et surréalistes.
Il mourut en 1937 à seulement 26 ans, alors qu’il avait une tuberculose depuis quelques années et qu’il venait d’être arrêté par la police japonaise à Tokyo pour « délit d’opinion ».
Il publia dans le Chosung Central Daily en 1934 une série de poèmes Plan à vol d’oiseau, mêlant des mots étrangers, des symboles, des énigmes, des équations mathématiques, jouant avec les conventions et les standard pour de la production littéraire pure :
La parution initiale de ces 15 poèmes entre juillet et août 1934 provoqua de vives réactions devant leur caractère cryptique au point que les 15 autres poèmes restants ne furent pas publiés.
Cette exploration de formes nouvelles rend la traduction de son oeuvre très compliquée, notamment à cause de l’utilisation conjointe de sinogrammes, de l’alphabet coréen, de mots étrangers et de symboles mathématiques. Ce fut peut-être surtout le manque de temps, précipité par sa mort jeune et malgré le fait que Yi Sang était plutôt au courant des mouvements d’avant-garde européens, qui n’a pas permit à son œuvre de se développer et se populariser encore plus. D’autant plus qu’à partir de 1945, le renouveau de la culture coréenne, enfin libérée de l’oppression japonaise, aurait été une occasion incroyable de voir fleurir cet artiste parmi les cercles littéraires dans sa Corée natale.
Sources : - Lautréamont - Les Chants de Maldoror, Poésie, Lettres - L.L. de Mars - Une traversée des Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse comte de Lautréamont - Nadine Ribault - Nous sommes dans une nuit d'hiver - Tate Modern - Exhibition "Surrealism Beyond Borders" - Linda Hoaglund - Protest Art in 1950s Japan: The Forgotten Reportage Painters - David Elliott - The New Japan - Etienne Souriau - Vocabulaire d’esthétique - Yi Sang - Plan à vol de corbeau - Yi Sang - Selected works