Un ange déchu, un démon plein de chagrin, volait au-dessus de notre terre pécheresse. Les souvenirs de jours meilleurs se pressaient en foule devant lui, de ces jours où, pur chérubin, il brillait au séjour de la lumière ; où les comètes errantes aimaient à échanger avec lui de bienveillants et gracieux sourires ; où, au milieu des ténèbres éternelles, avide de savoir, il suivait, à travers les espaces, les caravanes nomades des astres abandonnés ; où enfin, heureux premier-né de la création, il croyait et aimait ; il ne connaissait alors ni le mal ni le doute ; et une monotone et longue série, de siècles inféconds n’avaient point encore troublé sa raison… Et encore, encore il se souvenait !… Mais il n’était plus assez puissant pour se souvenir de tout.
Depuis longtemps réprouvé, il errait dans les solitudes du monde sans trouver un asile. Et cependant les siècles succédaient aux siècles, les instants aux instants. Lui, dominant le misérable genre humain, semait le mal sans plaisir et nulle part ne rencontrait de résistance à ses habiles séductions. Aussi le mal l’ennuyait…
Bientôt le banni céleste se mit à voler au-dessus du Caucase. Au-dessous de lui, les neiges éternelles du Kazbek scintillaient comme les facettes d’un diamant ; plus bas, dans une obscurité profonde, se tordait le sinueux Darial, semblable aux replis tortueux d’un reptile. Puis le Terek, bondissant comme un lion à la crinière épaisse et hérissée, remplissait l’air de ses rugissements ; les bêtes de la montagne, les oiseaux décrivant leurs orbes dans les hauteurs azurées écoutaient le bruit de ses eaux ; des nuages dorés, venus de lointaines régions méridionales, accompagnaient sa course vers le nord et les masses rocheuses, plongées dans un mystérieux sommeil, inclinaient leurs têtes sur lui et couronnaient les nombreux méandres de ses ondes. Assises sur le roc, les tours des châteaux semblaient regarder à travers les vapeurs et veiller aux portes du Caucase comme des sentinelles géantes placées sous les armes. Toute la création divine était aux alentours, sauvage et imposante ; mais l’ange, plein d’orgueil, embrassa d’un regard dédaigneux l’œuvre de son Dieu et aucune de toutes ces beautés ne vint se refléter sur sa figure hautaine.
Puis le tableau changea ; une nature pleine de vie s’épanouit à ses regards ; les luxuriantes vallées de la Géorgie se déroulèrent au loin comme un magique tapis. Terre heureuse et florissante !… Les silhouettes des ruines, les ruisseaux à l’eau rapide et murmurante et au fond parsemé de cailloux aux mille couleurs ; les buissons de roses sur lesquels les rossignols à la voix douce, chantent la plaintive beauté que rêva leur amour ; les ombrages des platanes touffus, entremêlés de lierre abondant ; les grottes où les timides chevreuils se réfugient aux jours brûlants ; l’éclat, le mouvement, le murmure des feuilles ; le bruit sonore de mille voix ; l’haleine parfumée de mille plantes ; la voluptueuse ardeur du milieu du jour ; les nuits toujours humides d’une rosée odorante ; les étoiles du ciel, brillantes comme le regard et les yeux des jeunes Géorgiennes. Mais hormis une froide jalousie, cette nature splendide n’éveilla dans l’âme insensible du proscrit, ni nouveau sentiment, ni nouvelle aspiration et tout ce qu’il voyait devant lui, il le méprisait et le détestait.
Source : Mikhaïl Lermontov - Le Démon, I-IV